13 décembre 2009

Sacré Francis !

Juliette Roche devant L’Œil cacodylate, évoquant Dada à New York à l'âge de 87 ans
Vous avez été très liée, évidemment, avec Marcel Duchamp, Picabia et Gabrielle Buffet. Je suppose que vous avez beaucoup d’anecdotes sur eux et sur cette période.

D’abord les persécutions de Picabia, qui me persécutait avec insistance. Il n’aimait pas du tout la guerre, moi non plus, mais seulement, moi, j’essayais de penser à autre chose, alors je lisais, je travaillais, je ne lisais jamais les journaux. Les jours où les nouvelles étaient particulièrement mauvaises, Francis était très déprimé. Comme nous habitions la même maison, la maison qui appartenait à madame Varèse (qui n’était pas encore madame Varèse à ce moment-là, d’ailleurs), il montait un étage et il venait me trouver avec une pile de journaux et il me lisait toutes les choses les plus déprimantes. Naturellement, je trouvais ça très désagréable. Et il redescendait ensuite, disant à sa femme : « J’ai déprimé Juliette, je vais beaucoup mieux. » C’était très amusant parce que le rez-de-chaussée habité par les Picabia était quelque chose d’invraisemblable ; il avait toujours une bande de gens autour de lui, des gens assez « épaves », parmi lesquels Cravan, et tout ça déferlait toute la nuit, même s’ils avaient été ailleurs [auparavant], jusqu’à deux ou trois heures du matin … ça durait jusqu’au petit jour. [...]

in Naissance de l'esprit dada (28/03/1971). Réalisateurs : Hubert Knapp et Philippe Collin.

07 décembre 2009

Avis de recherche

On était en décembre, le froid était vif, Picabia était enveloppé de tricots et d’écharpes de laine, mais ne portait pas de chapeau. Il me serra la main avec une courtoisie tout espagnole et ignora les autres. Sa présence donnait un certain cachet au vernissage. La galerie se remplissait ; je m’étonnais qu’il y eût tant de monde et j’étais plein d’espoir. Les prix des tableaux avaient été fixés au minimum. S’ils se vendaient bien, je pourrais débuter. J’avais fait une nouvelle série de toiles plus insolites que toutes celles que j’avais peintes auparavant. Une grande partie de la conversation m’échappait, mais on me serrait beaucoup la main et je compris qu’on me faisait des compliments. Un étrange petit homme, loquace, âgé d’une cinquantaine d’années, s’approcha de moi et me conduisit devant une de mes toiles. Avec sa petite barbe blanche, son pince-nez à l’ancienne mode, son chapeau melon, son manteau et son parapluie noirs, il ressemblait à un employé de pompes funèbres ou d’une banque conservatrice. Les préparatifs du vernissage m’avaient fatigué, la galerie n’était pas chauffée ; je frissonnai et dis, en anglais, que j’avais froid. Il répondit en anglais, prit mon bras et me conduisit dehors au café du coin, où il commanda des grogs. Là, il se présenta : Erik Satie, et continua à parler en français. Je lui dis que je ne comprenais pas. Il me jeta un regard malicieux, amusé, et dit que cela n’avait pas d’importance. (Man Ray, Autoportrait, trad. Anne Guérin, Actes Sud Babel, 1998, pp. 159-160).

C'est en scannant ce catalogue de la première exposition parisienne de Man Ray que j'ai découvert qu'une de ses œuvres (n° 25 du catalogue, datée de 1922) était intitulée Isadora Duncan nue. Après avoir passé en revue la plupart des livres et catalogues consacrés à Man Ray, je lance donc un avis de recherche. Si quelqu'un pouvait me renseigner sur cette œuvre (s'agit-il d'une toile, d'un dessin ?) et, au mieux, m'en fournir une copie, ce serait Noël avant l'heure. Deux livres imposants viennent de paraître : une biographie de Satie signée Jean-Pierre Armangaud

et la Correspondance avec les artistes (1903-1918) d'Apollinaire,

respectivement 600 et 944 pages, de quoi passer l'hiver en la meilleure compagnie qui soit.

29 octobre 2009

À en perdre le boire et le manger

En sortant du concert des Pixies, Julie me demandait récemment ce qui motivait mon travail autour de L’Œil cacodylate. Je lui ai répondu confusément qu’il s’agissait de me trouver une autre famille, d’espérer m’infiltrer, incognito, dans la photo d’un groupe que j’espérais faire mien. Une demande d’adoption, en quelque sorte. Ces deux dernières semaines ont été très chargées. Lecture de

Man Ray à Montparnasse (Hubert Lottman, Hachette Littératures, 2001), relecture d’extraits du Self Portrait (Actes Sud, coll. Babel, 1998, trad. de l’américain par Anne Guérin) et de Ce que je suis et autres textes (Hoëbeke, présentation de V. Lavoie, 1998). Notes autour des Mémoires de l’oubli de Philippe Soupault (Tome I, 1914-1923 et tome II, 1923-1926, Lachenal & Ritter, respectivement 1981 et 1986). Ai enfin trouvé le catalogue de vente Artcurial

« L’univers de Valentine Hugo » (collection Pierre Spivakoff,– 25 février 2006) et

Atelier Man Ray, Unconcerned but not indifferent (catalogue de l’exposition Man Ray à la Pinacothèque de Paris, 5 mars 2008 – 1er juin 2008, éd. Man Ray Trust et La Fabrica). Scans divers et variés. Le dernier en date : chapitre « Le Bœuf sur le toit » issu des Souvenirs retrouvés de Kiki de Montparnasse (José Corti, 2005). Le soir, c’est (presque) repos, avec la lecture de Raymond Radiguet 1903-2003 – Colloque du centenaire (textes et documents réunis et publiés par P. Caizergues et M.-C. Movilliat, Centre d’étude du XXe siècle, Université Paul-Valéry, Montpellier III, 2005).

En passant, je signale la réédition, chez Attila, de Paris insolite de Jean-Paul Clébert, illustré par les photographies de Patrice Molinard. Le texte de Jean-Paul Clébert, aux discrets accents céliniens, est une merveille de littérature.

18 octobre 2009

«Je n'ai rien à vous dire»

« De Picabia, j’avais connu d’abord, séparée de lui, la première femme : Gabrielle Buffet. Elle me parlait de son mari (inoubliable), de leurs amis (entre autres de Marcel Duchamp). Excellente musicienne, elle ne voulait rien ignorer de nos tentatives. Francis le séducteur, revenu d'Amérique en France, allait habiter à la Muette, bou­levard Émile-Augier, chez Germaine Everling, compagne entre toutes riante et séduisante. Nous nous rencontrâmes à cette époque et il décida de recevoir, chaque dimanche, quelques familiers auxquels j'eus rapidement

Georges Auric par Valentine Hugo. Dessin au crayon, 1921.© collection H. Sauget.
l'heureux privilège d'être associé, déjeuners, longs après-midi où j'appris à aimer un hôte d'une drôlerie parfois insur­passable. Après avoir refusé d'aller au café Certa, je me rendis donc boulevard Émile-Augier. Alerté au bon moment, j'y trouvai Tzara, invité par Picabia à venir y séjourner dès son arrivée à Paris. Immédiatement, les deux hommes me parurent curieu­sement contraster par le caractère, la personnalité. Face à Picabia, à sa verve, à sa spontanéité, Tzara ressemblait soudain à un provincial quelque peu effarouché par le milieu parisien. Silencieux, effacé, presque terne, le messie de « Dada » tentait assez médiocrement de se libérer, articulant de temps en temps deux ou trois phrases qui n'étaient explosives que pour lui.»

Georges Auric, Quand j’étais là, Grasset, 1979, pp. 113-114.

11 octobre 2009

De Massot in english for The Little Review

QUESTIONNAIRE
1. What should you most like to do, to know, to be ? (In case you are not satisfied).
2. Why wouldn’t you change places with any other human being ?
3. What do you look foreward to ?
4. What do you fear most from the future ?
5. What has been the happiest moment of your life. The unhappiest ? (If you care to tell).
6. What do you consider your weakest characteristics ? Your strongest ? What do you like most about yourself ? Dislike most ?
7. What things do you really like ? Dislike ? (Nature, people, ideas, objects, etc. Answer in a phrase or a page, as you will).
8. What is your attitude toward art today ?
9. What is your world view ? (Are you a reasonable being in a reasonable scheme ?)
10. Why do you go on living ?

* * *

1. Nothing to answer to this, not that my own life satisfies me, but rather that the lives of others disgust me.
2. I don't care enough about anything not to change places with the first person who came along.
3. Perpetual revolution in every realm.
4. Night, in certain eyes ?
5. Don't know. – When I discovered that my sweetheart had true lesbian tastes, although they were ardently desired and provoked by myself. (Cf. Freud.)
6. A certain imbecilic inclination towards indulgence. – My capacity for scorn.
7. a) Solitude, drugs, my bull-dog, fourteen year old girls. b) Soldiers, priests, the police, children and their whores of mothers, religions, dogmas and faiths, the abominable idea of fatherland.
8. Absolute indifference. (I'd give a hundred painters, a hundred musicians, a hundred poets, for one Lenine).
9. Eh bien, merde.
10. For love of death.

in The Little Review, Spring number, May 1929. Vol. XII, n° 2, pp. 45-46.

10 octobre 2009

Une pure anecdote, par Philippe Soupault

Couverture du catalogue de l'exposition Picabia, galerie Danthon (1923)

Au chapitre "maltraitons nos idoles", je ne résiste pas à l'envie de reproduire ici une annotation de Philippe Soupault, trouvée dans un catalogue de vente et écrite en marge de son exemplaire de L'aventure dada (Georges Hugnet, Galerie de l'Institut, Paris, 1957), à la suite de la phrase "La nature chaleureuse de Picabia" :

"Picabia était envieux, méfiant, mauvais copain, vaniteux, et surtout affreusement peureux. Guillaume Apollinaire considérait Picabia comme un caméléon. Les deux méfiants se considéraient comme des chiens de faïence."
Il ne s'agit pas, ici, de prendre pour argent comptant cette déclaration de Philippe Soupault mais de la considérer comme une simple indication (comme dirait Thomas Bernhard) à verser au copieux dossier de l'histoire "alternative" du mouvement dada.

01 octobre 2009

Piste aux étoiles

De tous les signataires de L’Œil cacodylate, ils furent les plus populaires. Le grand public les a adorés, les peintres (Fernand Léger, Miró – qui leur consacre deux toiles en 1927), les poètes, les écrivains n’ont eu de cesse de faire leur éloge. Darius Milhaud

Darius Milhaud et les Fratellini à l'époque de la création du Bœuf sur le toit © Archives Darius Milhaud

composa une version pour piano et petit orchestre, issue de son Bœuf sur le toit, intitulée Tango des Fratellini (Op. 58c). Milhaud témoignera plus tard : « Après le dîner, attirés par les manèges à vapeur, les boutiques mystérieuses, la Fille de mars, les tirs, les loteries, les ménageries, le vacarme des orgues mécaniques à rouleaux perforés qui semblaient moudre implacablement et simultanément tous les flonflons de music-hall et de revues, nous allions à la Foire de Montmartre, et quelquefois au cirque Médrano pour assister aux sketches des Fratellini qui dénotaient tant d’imagination et de poésie qu’ils étaient dignes de la commedia dell’arte. » (1) La publicité s’empara de leur succès (on les voit poser devant une Amilcar, la marque de voiture préférée de Fatty), on fabriqua d’innombrables jouets à leur effigie, sans parler des broches, des peignes, des verres et jusqu’au papier peint destiné aux chambres des enfants. Dès 1923, un certain Pierre Mariel leur consacre un livre : Les Fratellini. Histoire de trois clowns. (2) Paul Poiret dessina un costume pour François, Rita Hayworth, Fred Astaire, Douglas Fairbanks (parmi quelques centaines d’autres admirateurs, et non des moindres) signèrent leur livre d’or. Le 29 juin 1924, les Fratellini (Paul, 1877 - 1940 ; François, 1879 - 1951 et Albert, 1886 - 1961) donnèrent leur dernière représentation à Médrano. Quelques jours plus tard, sous la plume du très lyrique Gustave Fréjaville, on pouvait lire dans Comœdia : « Ils ont été applaudis avec enthousiasme, rappelés, acclamés. Des gerbes de fleurs ont envahi la piste. Et comme nous allions leur serrer la main après la représentation, dans cette loge pittoresque cent fois décrite, nous avons assisté à un spectacle émouvant que ne déparait aucun médiocre romantisme : tandis que Paul essayait de dissimuler son émotion sous une activité empressée et prodiguait à ses amis des paroles aimables, tandis que l’énigmatique Albert, toujours impénétrable, s’évertuait silencieusement, avec une application affectée, à détruire sur son visage son prodigieux masque de piste, François, lui, ne songeait pas à feindre et tout simplement, à grosses larmes, à gros sanglots, éperdu de reconnaissance et de regret, pleurait comme un enfant. » (3) De Médrano au Cirque d’Hiver en passant par de nombreuses tournées en province et à l’étranger, leur succès durera trente ans. En 1955, Albert publie les mémoires du trio sous le titre

Nous, les Fratellini, dans lequel il n’omet pas de signaler L’Œil cacodylate (pp. 228-229) :

(1) Darius Milhaud, Ma vie heureuse, Belfond, 1974, p. 84. (2) Paris, Société Anonyme d’Editions.

(3) Comœdia, 3 juillet 1924.
(Le titre du précédent post reprenait celui du livre de Paul Joostens mais il semble que les administrateurs ont jugé bon de le considérer comme un outrage aux bonnes moeurs ...Gommer pour mieux souligner ?)

21 septembre 2009

« achevé le jour de Ste Salope l’an 22 », publié à Anvers en 1922 par les éditions Ça Ira, Salopes (Le quart d’heure de rage ou [le] soleil sans chapeau), écrit en 1921 par Paul Joostens (1889-1960) est à nouveau disponible grâce aux éditions Allia. (1) Ce court texte dada est suivi de Le mec éclairé. On peut regretter, à l’occasion de cette réédition, l’étique notice que propose Allia, qui avait là l’opportunité d’éclairer le lecteur sur cet auteur belge dont la prose des plus rares s’apparente ici à celle Pansaers. Pour plus d’informations sur P. Joostens, voir : « Paul Joostens » de Paul Neuhuys (1961) édité par Elsevier, pour le Ministère de l'instruction publique (Bruxelles) ainsi que la « monographie avortée » d’Alain Germoz parue dans le bulletin n° 36 de la Fondation Ça Ira (décembre 2008). (1) Salopes fit déjà l’objet d’une réédition en fac-similé en 1995 (500 exemplaires) par Petraco-Pandora (Anvers). Seule la couverture originale (argent pailleté) n’a pas été reproduite à l’identique.

16 septembre 2009

« Tabu » by Jean Crotti

Trouver des documents dont on ignorait l'existence et qui intéressent au premier chef ses recherches est une récompense qu'on savoure longuement. Parmi les derniers documents découverts récemment (la bibliothèque Kandinsky est une mine), ce texte de Jean Crotti paru dans The Little Review (Picabia number, Vol. VIII, n° 2, Spring 1922, pp.44-45) :

Toujours au chapitre "Jean Crotti", ai prévu de consulter une partie des archives de Suzanne Duchamp, dont un dossier qui renferme bon nombre de documents encore inédits. A suivre donc...

08 septembre 2009

La cinquième saison du monde

Je viens de terminer la lecture de La cinquième saison du monde de Tristan Ranx, un roman qui devrait je l’espère rencontrer ses lecteurs puisqu’il est à mon sens une authentique réussite littéraire.

Le roman de Tristan Ranx introduit tour à tour une fiction dans l’Histoire et un pan de celle-ci dans une fiction des plus efficaces, au point que quelques pages de lecture suffisent pour faire vaciller les repères habituels et normés du lecteur. La maîtrise narrative est telle que certains faits historiques apparaissent comme des éléments fictionnels et, inversement, des situations purement romanesques parviennent à prendre la couleur patinée de l’Histoire.

Tract de F. Azari, aviateur futuriste, avril 1919

Marthe Chenal et Gabriel D'Annunzio (Picabia, aquarelle et crayon, circa 1929). ©

Contrairement à ce qui a pu être reproché à l’auteur, La cinquième saison du monde n’est en aucune façon alourdie par des « références historiques et littéraires» car celles-ci sont parfaitement intégrées et maîtrisées grâce à une structure narrative très travaillée – et qui pourtant n’apparaît pas comme telle, signe évident d’une réussite, à l’image de la « Postface » intitulée « La vie et la mort de Guido Keller » qui par ailleurs présente de discrets accents borgésiens. On pense notamment aux recensions littéraires de l’auteur de Fictions. En écrivant un roman en grande partie sur l’Etat libre de Fiume, Tristan Ranx – qui convoque à la fois des hommes qui font partie intégrante de l’Histoire comme D’Annunzio et Guido Keller et des personnages qui se situent à mi-chemin entre fiction et réalité, comme Colossus et Imna Oly (femme fatale du roman ?) – met en scène une TAZ animée par des résistants, des pirates, des libertaires, des poètes et des artistes de la vie.

« Le monde de Keller, cette cinquième saison, est une force en attente et le manuscrit d’Enzo Cellini nous apparaît déjà comme la pierre de Rosette d’une réalité qui se construit aussi dans le monde virtuel. Il ne s’agit pas d’un « deuxième monde » déprimant, mais d’une véritable machine agissant de concert dans la fiction et dans la réalité, renvoyant de point en point à l’existence d’une révolution dadaïste qui se joue de l’Espace et du Temps. »

La cinquième saison du monde, Tristan Ranx, éditions Max Millo.

25 août 2009

"Dada ?" par Renée Dunan

Livrenblog et L'Alamblog ont évoqué et reproduit plusieurs documents de et sur Renée Dunan, auteur dont l'identité reste encore floue et dont les contributions à des périodiques sont devenues rares. Après "Assassinons l'intelligence et l'esthétique si nous voulons comprendre la beauté" (La Vie Nouvelle, N° 1, Décembre 1920, pp. 17-20), on retrouve Renée Dunan historien(ne) de Dada dans la revue anversoise Ça Ira !, avec un article sobrement intitulé "DADA ?",

que voici :

DADA ? C'est aujourd'hui une nouvelle passion guerrière, On bataille contre Dada. Comme Dada ne fait de mal à personne, il faut bien juger que seule une bêtise par trop babétique pousse quelques olibrius à hurler contre Dada de terrifiantes menaces de mort. Dada mérite-t-il cette haine féroce et ces appels à l'égorgement ? Verrons-nous une Saint-Barthélemy de dadaïstes ? Ce sont là ques­tions graves, car Dada est beaucoup plus qu'un jeu et une ahurissante fantaisie ; Dada est le " Phénomène futur " … et tuer Dada serait sacrifier la beauté des temps à venir. Il faut le dire d'abord : les extravagances, les excès et les rigolades ; les fumisteries les plus carabinées et la plus patente mystification ne prouvent rien contre l'idée mère d'une conception d'esthétique. Au temps de la bataille d'Hernani, au temps des Fleurs du Mal et de Sagesse, Hugo, Baudelaire et Verlaine ont subi très exactement les mêmes injures que Dada et faisaient, au demeurant, tout le nécessaire pour les justifier. Les fantaisistes "réalisations" de Théophile Gautier étaient même beaucoup plus attentatoires à "l'ordre" que celles de M. Tristan Tzara. Il faut donc admettre que seule vaut l'œuvre et qu'il ne faut point juger autre chose que l'œuvre. L'auteur peut être ce qu'il voudra : fou, bicéphale, notaire, tétrapode, bolcheviste, ramoneur, ou paralytique, onorique ou paranorique [1], I'œuvre est susceptible de donner le branle à votre ménagerie mentale ; si votre sensibilité s'en émeut, si I'œuvre se prolonge et se répercute en vous, l'auteur a du génie. Toute autre conception est absurde. Les principes de l'Armée qui allouent le talent à la seule passe­menterie ne sont heureusement point valables en art. Qu'est Dada ? C'est un groupe qui cherche une formule d'art neuf hors les voies connues. En quels chemins ? Ici, l'étude de Dada est plus abstraite. Voici : Un certain nombre de philosophes, issus de l'école française de Nancy, mais principalement Suisses, se sont aperçus que l'on pouvait concevoir un principe d'intellection autre que l'association logique, L'association mentale libre se fait hors des lois causales. Son incohé­rence n'est pourtant que le masque d'une loi inconnue ? Qu'elle est la loi ? Ici, les psychologues ne sont pas d'accord, Il y a l'école de Freud, qui voit la sexualité : la base de toute l'activité consciente ; il y a ceux qui ont atténué Freud et expliquent par le lien effectif l'apparente absurdité de l'association intellectuelle libre. Il en est d'autres. On cherche toujours. Le problème ainsi posé mène fort loin. Il entraîne à tenter la mesure de l'inconscient et de son action sur le conscient. Il est possible, il est probable que des découvertes sensationnelles surgiront de ces explorations psychologiques. Il n'est pas impossible d'imaginer qu'un jour nous puissions prendre contact avec notre inconscient et modifier ainsi tout l'aspect physique et mental du monde. Qui sait si nous ne voyons pas (inconsciemment) à travers les choses opaques ? Qui sait si des réalités étonnantes ne viendront pas, amenées à la perception consciente, transformer tout l'intellect humain ? On voit donc quelle immense gravité pose le problème des recherches hors la causalité logique. Rien ne prouve que l'ordre introduit par notre esprit dans le chaos des perceptions - ordre que nous estimons naïvement être la réalité elle-même - ne sera point bientôt aussi périmé que les rêveries de panthéisme anthropoïque léguées par les temps homériques. A une psychologie nouvelle correspondra une esthétique renou­velée. Le groupe Dada cherche dans l'extravagance la loi mystérieuse du devenir esthétique prochain. Il est terriblement difficile de se dégager de la raison. Aussi les dadaïstes heurtent-ils surtout l'enten­dement par une paralogie qui n'est, malgré leurs efforts, qu'une logique encore. Cette lutte contre les lois millénaires de l'esprit humain, quelque soit son aspect et ses cabrioles affolées, mérite un respect attentif et soigneux. Il ne s'agit pas de savoir si tel ou tel dadaïsant se livre à de catastrophiques sottises; il ne s'agit que de voir ici un phénomène global, qui comprend des délirants et des inspirés. des gens de génie et des mabouls, mais conglomérés de telle façon qu'il est plus compréhensif de leur supposer à tous du génie, que de les mépriser. Mépriser Dada, qui représente l'ordre futur, c'est se classer soi-même dans le désordre du présent. Reconnaissons qu'en politique, par exemple - et tout se tient - le désordre est assez visible pour donner de la prudence au gens du "vieil ordre". Dada n'est pas une mystification : c'est tout le mystère humain. RENÉE DUNAN.

In Ça Ira !, « Dada, sa naissance, sa vie, sa mort », n° 16, novembre 1921, pages 116-117.

Le nom de Renée Dunan apparaît à nouveau dans Ça Ira !, n° 18, mai 1922, avec un poème intitulé "Convexités" (p. 145) et dans le n° 19, juillet 1922, avec un long articule intitulé "De l'Incompréhensibilité dans les Arts" (pp.180-184).

[1] Sic. Peut-être convient-il de lire "onirique" et paraonirique" ?

Isadora Duncan par Paul Poiret

Un jour qu’elle était venue me demander d’assister à un de ses concerts, elle me trouva très affecté par la perte que je venais de faire de mon meilleur collaborateur, qui était aussi un ami (…), M. Rousseau. Je lui dis que j’étais trop triste pour sortir. Elle insista pour que je vinsse, me donna la grande loge au milieu de la salle pour que je pusse assister au spectacle avec les mais qui avaient connu mon fidèle Rousseau et me dit : « Quand ce sera fini, ne vous en allez pas. Restez dans la salle et je danserai pour lui. » Après les ovations d’usage (elle était acclamée trente fois, car le public électrisé ne parvenait pas à s’arracher au charme d’une idole avec laquelle il venait de communier si étroitement), elle entretenait la flamme de l’enthousiasme en paraissant tantôt avec un bouquet de marguerites, tantôt avec une seule rose, tantôt avec un baiser plein d’expression. Enfin la foule s’écoula. Je restai seul avec mes amis dans le grand amphithéâtre du Trocadéro, où on avait éteint les feux les plus aveuglants. Elle avait demandé au maître Diémer, qui était là, de s’asseoir au grand orgue et d’y jouer, comme il savait le faire, la marche funèbre de Chopin. Mon cœur se gonfle et s’oppresse quand j’évoque ce que j’ai vu ce soir-là. Quelqu’un a dû décrire quelque part Isadora dansant, et expliquer le miracle. Elle sortit de terre comme en naissant, se livra à une mimique échevelée, humaine, pathétique et déchirante, et retomba au néant avec une majesté et une douceur que je ne peux exprimer. Je courus tout en larmes dans ses bras pour lui dire la joie profonde qu’elle m’avait donnée et combien j’étais fier d’avoir offert une messe si solennelle à la mémoire de mon ami. Elle me dit simplement : « C’est la première fois que je danse cette marche funèbre. Je n’avais jamais osé le faire. Je craignais que cela me portât malheur. » Moins de quinze jours après, elle perdait ses deux enfants dans un accident plein d’horreur.

Paul Poiret, En habillant l’époque, Grasset, 1930, pp.189-191.

12 août 2009

"Au petit de Massot qui deviendra grand si ..."

La vente publique de documents dadas et surréalistes (Duchamp, Bellmer, Man Ray, Breton, Kaplan, Soupault) du 22 juin 1999 à Drouot proposait à la vente un « manuscrit autographe » daté d’octobre 1922 et attribué à Jean Crotti :

Après examen, il apparaît qu’au moins une des deux pages, celle reproduite dans le catalogue, n’est pas de la main de Jean Crotti mais bien de Pierre de Massot. De nombreux éléments du document viennent étayer cette petite découverte : l’écriture, après comparaison avec celle de Crotti et d’autres manuscrits de la main de Massot, les annotations [« Gosses et Gousses (titre d’article) / C’est l’hymen à Célimène… »], dont la "légèreté" se retrouve notamment dans les manuscrits de P. de Massot proposés lors de la grande vente André Breton, enfin, un dessin

qu’on peut aisément attribuer à de Massot de par ses évidentes similitudes avec celui qu’il fit à la même époque, le 8 juin 1922, pour accompagner l’envoi de son livre Essai de Critique Théâtrale « à [son] ami André Dodu ».

Ce sont manifestement les lignes « Tabu Tabu Tabu … » qui sont à l’origine de l’attribution de ce document à Jean Crotti, alors proche de Pierre de Massot.

Ecriture de Jean Crotti sur une photographie envoyée à P. de Massot circa 1921-1922

Reste à trouver une copie de la seconde feuille du document…

10 août 2009

Radiguet anti-Dada

Ecrit en mai 1920, mois où paraissent les « vingt-trois manifestes du mouvement Dada » dans le treizième numéro de Littérature (1ère série), « Dada ou le cabaret du néant » a pour auteur le jeune Raymond Radiguet, qui envoie son article à André Breton et à Jacques Doucet. « Dada ou le cabaret du néant » resta inédit jusqu’en 1956, année où il paraît alors pour la première fois dans la revue Pensée Française (n°1, 15 novembre). Il fut republié en 1993 par Chloé Radiguet et Julien Cendres dans leur édition des œuvres complètes de Radiguet (Stock, pp. 405-406). En évoquant « la pire bohème, celle des Incohérents » et en assimilant Dada au Cabaret du Néant (un établissement qui se situait au 34, boulevard de Clichy et dont les tables, entre autres raffinements, étaient constituées de cercueils), Radiguet exprime clairement, par son rejet de Dada et ses réserves quant à la valeur littéraire de Jacques Vaché dont le « suicide à l’opium» lui paraît « en dire long », une pensée qui ne laisse pas de surprendre, révélant un aspect jusque là méconnu de sa personnalité, bien éloigné de l’aura de scandale dont on le pare encore.

Dada ou le cabaret du néant

"Je déteste la bohème, les farces me sont pénibles, et, pour ces deux raisons, le récit de la vie d'Alfred Jarry ne me transporterait pas d'aise. En ressuscitant la mystification, Dada se rapproche de la pire bohème, celle des Incohérents. Dada est un cul-de-sac auquel mène le chemin Oscar Wilde-André Gide (la besogne démoralisatrice de Wilde et, beaucoup plus près, le Lafcadio d'André Gide). Les Dadaïstes chérissent secrètement le para­doxe. En société ils appellent cela : « le droit de se contredire ». Si les Arts n'étaient pas forcément inoffensifs, de tous les dangers publics l'œuvre de Francis Picabia serait le pire. « Il a le diable au corps », cette locution s'applique admirablement à Picabia, qui, né destructeur, imagina de ridiculiser l'art en faisant de pseudo œuvres d'art. Dada est une étiquette. Que contient le flacon ? Une boisson inof­fensive que les Dadaïstes essaient de nous faire prendre pour un poi­son mortel. Chez certains êtres faibles cette illusion suffit à procurer l'ivresse. Jacques Vaché est un jeune homme mort en 1918. Les Dadaïstes le considèrent comme un précurseur. L'opium choisi par lui comme mode de suicide en dit assez long sur ses goûts littéraires. Autour des hommes qui ont en eux une vérité nouvelle, se forment les écoles. Mais Mallarmé n'est pas mallarméen. Et le plus «dada» de tous n'est pas Tristan Tzara. Je sais combien est odieux le jeu des comparaisons. Cependant, devant les excès des Dadaïstes, peut-on s'empêcher de penser au gilet rouge du romantisme ? Hugo, Vigny, Musset, Lamartine, ne sont pas les vrais romantiques. Les vrais, les purs, ce sont tous ceux dont on a oublié le nom. Répondant à un article de Madame Rachilde, paru dans Comœdia, André Breton compare le Dadaïsme au Symbolisme qui eut, lui aussi, à subir bien des attaques. Mais des poètes que les Symbolistes véné­raient comme des maîtres furent justement ceux qui désapprouvèrent le Symbolisme : Mallarmé, Verlaine. N'est-il pas curieux de voir Dada, qui renie le passé, et se flatte de n'être pas une école, se comparer lui­-même au Symbolisme, une des rares écoles dont la France n'ait pas à s'enorgueillir (peut-être parce que de nombreux Symbolistes sont d'origine étrangère).Mais, au fait, André Breton n'a-t-il pas raison, puisque dans quel­ques années les disciples de Tristan Tzara seront aussi démodés que la jeunesse sur qui le grand écrivain Maurice Barrès eut une si déplo­rable influence."

07 août 2009

"Moi, Pierre de Massot..."

Il aima les jambes de Mistinguett et le dos de Parisys, il échangea de nombreuses lettres avec André Gide, il fréquenta Erik Satie, aussi pauvre que lui, il admira Max Jacob et conçut une véritable passion amoureuse pour le comédien Edouard de Max, il fuma le « bénarès » en compagnie de Jacques Rigaut et Mireille Havet, il eut un bull-dog (Billy, philosophe à ses heures), il fut dadaïste, communiste et bi-sexuel, il fut proche de Francis Picabia et Marcel Duchamp, il publia des poèmes, édités à quelques exemplaires pour ses amis, il découvrit 391 en lisant un article dans Comœdia, il se fit photographier par Berenice Abbott et Man Ray, il aima le music-hall, Mallarmé et Blaise Cendrars, il fut souvent déprimé, il aima la fête et les excès, il fréquenta la rue Emile-Augier et le Bœuf sur le Toit, il aima Robbie et les « gousses », il connut Hania Routchine et Isadora Duncan, Clément Pansaers et toute la bande des dadas parisiens. En novembre 1921, il regretta avec amertume la fin de Dada qu’il évoqua comme un lointain passé. A 22 ans, poussé par Picabia, il fut le premier à proposer, en historiographe et témoin privilégié, un panorama du monde artistique et littéraire français des premières années du vingtième siècle. Souvent cité dans les études consacrées à Dada et ses alentours, jamais réédité depuis 1922, il est grand temps de redécouvrir De Mallarmé à 391. Après l’avoir scanné, relu, corrigé, décoquillé, après avoir vérifié la quasi totalité des sources citées par de Massot, je m’attelle à ce qui devrait ressembler à un appareil critique et à une « esquisse d’un portrait à venir » de Pierre de Massot. Quelques documents rares ou inédits seront proposés. « L’influence incontestable de l’américanisme, n’est-ce pas Man Ray, sur la littérature, sur la peinture, sur la musique s’est étendue à nos mœurs et la sécheresse de cœur est un des traits les plus remarquables de la génération qui vient. »

P. de Massot, avant-propos à Essai de Critique Théâtrale, mai 1922.

10 juillet 2009

Marthe et Francis

Trois photos prises le six juin dernier, à l'exposition publique de la vente Marthe Chenal, en compagnie de Jean-Luc Bitton. Bien que fort riche (Marthe à Deauville, Marthe descendant de ses belles voitures, Marthe aux terrasses des cafés en compagnie de ses riches amis, etc.), l'album photographique, issu des archives de la cantatrice et vendu conjointement avec un album de collages de Picabia, ne comportait aucun cliché présentant Marthe en compagnie de Francis. Il faut feuilleter l'album Picabia réalisé par Olga Mohler (Edizioni Notizie, Turin, 1975) pour trouver ceci :

Marthe Chenal et Francis Picabia, circa 1920

Par ailleurs, la photo de L'Œil cacodylate prise par Man Ray permet de voir ce collage, à présent disparu :

Marthe Chenal

Journée infructueuse : j'ai manqué de peu la correspondance entre Gide et Pierre de Massot (CORRESPONDANCE 1923-1950, édition établie, présentée et annotée par Jacques Cotnam, Nantes, Centre d'études gidiennes, 2001). Déception vite dissipée en retrouvant Paul Franklin qui m'a parlé du prochain numéro d'Etant donné Marcel Duchamp

et de ses recherches et trouvailles dans les fonds de plusieurs universités américaines.

27 mai 2009

"Par sa constante mutabilité, Dada a pu être envisagé depuis des angles opposés." Guillermo de Torre

Publié en 1925 – l'année où paraît également

La déshumanisation de l'art de José Ortega y Gasset – sous le titre Literaturas europeas de vanguardia (Madrid, Caro Raggio ed.), l'ouvrage majeur de Guillermo de Torre (1900-1971) n'a jamais, nous dit Eddie Breuil, fait l'objet d'une traduction intégrale en français. Intitulé

Ultra-Dada entre deux avant-gardes, Eddie Breuil vient cependant de faire paraître un chapitre de cette indispensable référence : « Le mouvement Dada » suivi notamment de « Manifestes ultraïstes ». Le contenu est d'autant plus alléchant qu'il a valeur de document et entre de ce fait dans l'histoire critique du mouvement :

« À [cette guerre interne] fait écho l'ouvrage de Pierre de Massot, De Mallarmé à 391, inspiré avec malveillance par Francis Picabia, qui tend à fausser, dans le chapitre consacré au Dadaïsme, la vraie histoire de ce mouvement, en établissant les bases d'une mystification qui n'a pas abouti, et contre laquelle, par tous les moyens, nous devons protester. Selon Massot, les véritables pères du Dadaïsme sont Picabia et Duchamp qui ont démarré cette tendance à New York en 1914, indépendamment de Tzara, qui lui a donné son nom, et qu'ils ont rencontré à Zurich en 1918 ».

Eddie Breuil précise à la suite de cette note de Guillermo de Torre : « Duchamp n'a pas connu Tzara à Zurich, mais à Paris ». (1) Si la « malveillance » de Picabia prêtée par Guillermo de Torre reste à relativiser (en 1925, les partis-pris des clans et des réseaux étaient encore actifs, on le voit), l'engagement de Pierre de Masssot auprès de Picabia et de Duchamp s'apparentait en effet à ce qu'on pourrait appeler un militantisme amical : « À New York, en 1914, durant de longues solitudes, puis dans le salon de Picabia où venaient chaque nuit de nouveaux inconnus qui ne se présentaient pas au maître de maison (Marconi n'y passa-t-il pas une veillée sans que le peintre s'en doutât ?), bercés par les harmonies mélancoliques d'un gramophone et parce qu'un état de neurasthénie aigüe les prédisposait à ce dégoût, souvent raisonnable, Francis Picabia et Marcel Duchamp inventèrent le dadaïsme. » Dans le même article (2), écrit « à la lueur de nos cigarettes tonkinoises », c'est avec un souvenir attristé (novembre 1921 !) que De Massot évoque Dada (jadis et naguère se disputant la primauté de son anamnèse, pourrait-on dire en le pastichant rapidement), en concluant sur une note dont la mélancolie devait certainement quelque chose aux volutes opiacées qu'il partageait parfois avec Mireille Havet (3) : « Elle est finie, l'histoire promise, mes bons amis, et le souvenir de Dada se confond, dans le crépuscule, avec la cendre de nos cigarettes parfumées. »

1) Guillermo de Torre, Ultra-Dada entre deux avant-gardes, édition établie par Eddie Breuil, Les Presses du Réel, 2009, p. 75.

2) Pierre de Massot, « Dada », article paru dans le numéro 16 (novembre 1921) de la revue Ça Ira !, pp. 106-107.

(3) Lire l'indispensable biographie Mireille Havet. L'enfant terrible d'Emmanuelle Retaillaud-Bajac (Grasset, 2008) et le journal de Mireille Havet en cours de publication chez Claire Paulhan (3 tomes parus à ce jour).

17 mai 2009

« Ils ont tous signé humblement, simplement avec de l'encre noire. » (Serge Charchoune)

Jean-Marie Drot : Et, très vite, sur ce Montparnasse de l'après-guerre, va éclater la bombe dada, avec l'arrivée de Tristan Tzara, n'est-ce pas Serge Charchoune ? Quel effet cela vous fit-il, à vous qui étiez d'origine russe, et par là habitué aux révolutions ?

Serge Charchoune : Oui, mais la bombe éclate avant l'arrivée de Tristan Tzara à Paris ! En trois ou quatre endroits : à Zurich, en Allemagne, à New York et à Barcelone. Nous nous réunissions le dimanche chez Picabia. Puis à Montparnasse. Puis, enfin, au café Certà sur les Grands Boulevards. Mon premier contact avec les dadaïstes, c'était à Barcelone. J'étais à Barcelone à la fin de l'automne 1914. J'y ai fait deux expositions. Il y avait là Maximilien Gauthier qui aujourd'hui est un critique d'art hostile à toute modernité et plutôt pour la défense des peintres naïfs ; mais, à l'époque, il était encore un poète d'avant-garde qui assurait le secrétariat de la revue que Picabia avait fondée à Barcelone, 391. Quand le contact s'est établi avec moi, Picabia n'était plus là. Mais c'était lui qui avait tout organisé, tout dirigé. Moi, je n'ai pas connu Picabia à Barcelone. Les premiers numéros de 391, Picabia les avait réalisés avec les moyens du bord. Pas grand-chose, beaucoup de poèmes, quelques reproductions de dessins et d'aquarelles de Marie Laurencin. Picabia, je l'ai connu beaucoup plus tard, à Paris, plusieurs années après. C'est Picabia qui a fait venir Tzara à Paris. Picabia était riche et réunissait autour de lui tous ceux qu'il jugeait utiles à sa cause.

[...]

Jean-Marie Drot : Charchoune, dans quelles circonstances avez-vous rencontré Picabia ?

Serge Charchoune : La guerre était finie, et pour gagner ma vie, j'étais devenu marchand ambulant de livres pour l'émigration russe qui débarquait à Paris. C'est pour cela que je fréquentais

la librairie Povolosky. Un beau jour, j'étais là pour mes affaires, et je vois arriver Picabia. Quelques semaines auparavant, j'avais assisté à la manifestation dadaïste de la salle Gaveau

et j'en avait été bouleversé. Dans cette librairie, j'ai appris que Picabia allait faire une intervention. Je lui ai demandé : « Me permettez-vous d'y assister ? » Picabia m'a dit « Oui, mais qui êtes-vous ? » « Serge Charchoune, peintre. » « Ah oui ? Mais vous savez qu'il y a quelque chose de vous dans le prochain numéro de notre revue ? » Ainsi ont commencé mes relations avec Picabia. Souvent, il m'invitait chez lui le dimanche. Je pourrais aussi vous raconter l'histoire du fameux tableau L'Œil cacodylate. Un beau dimanche, j'arrive chez Picabia, et au mur il y avait une toile presque vide avec un œil. Picabia nous a demandé aux uns et aux autres notre signature. Il m'a dit : « Vous, Charchoune, signez ! » Ils ont tous signé humblement, simplement avec de l'encre noire. Moi, j'ai pris un gros pinceau. J'ai demandé à Michel, le fils de Picabia – il devait avoir alos 14-15 ans – de m'aider à écrire correctement en français. J'ai bouleversé l'ordre prévu par Picabia : en gros caractères, j'ai écrit en français : « Soleil russe ». Puis de nouveau, horizontalement cette fois, en français. Puis, en dessous de mon nom, j'ai dessiné mon profil. Picabia m'a dit : « Vous prenez trop de place, je vais avoir des ennuis avec les autres. » Il était un peu bizarre d'entendre cette réflexion dans la bouche d'un snob anarchiste !

In Les heures chaudes de Montparnasse, Jean-Marie Drot et Dominique Polad-Hardouin, Hazan, 1999, pp. 113-14 et 116-117.

* * *

Serge Charchoune a-t-il réellement dessiné son profil sur L'Œil cacodylate, comme il l'affirme devant Jean-Marie Drot (ce qui signifierait que Picabia ait pris la peine d'effacer son intervention par la suite afin de laisser plus de place aux futurs signataires) ou bien s'agit-il d'une reconstitution de sa mémoire ?

05 mai 2009

"Ecrire quelque chose, c'est bien !! Se taire, c'est mieux !!" (Marthe Chenal)

Alde met en vente le fonds des archives de la chanteuse Marthe Chenal, proche de Picabia Alde, maison de ventes spécialisée Livres & Autographes organise la Vente des archives de la cantatrice Marthe Chenal (1881-1947), le 8 juin 2009, Salle Rossini (Paris 9ème), à 14h30. Exposition préliminaire, le 6 juin (11h-18h) et le 8 juin (11h-12h). Le fonds mis en vente comprend plusieurs oeuvres phares et personnelles du dadaïste Picabia, proche de la cantatrice.

La Marseillaise: Paris, 1918 Marthe Chenal (1881-1947) de son vrai nom Louise-Anthelmine Chenal, fut l'une des plus grandes cantatrices de la première moitié du XXe siècle. Elle est une interprète, applaudie dès 1905, à l’Opéra, dans Don Giovanni, Le Vaisseau fantôme, Faust, Carmen. Elle entre dans la légende au moment de la première guerre mondiale, avec ses interprétations de la Marseillaise,dont l’apothéose fut son chant, drapée de la bannière tricolore le 11 novembre 1918 depuis le balcon de l’Opéra Garnier, devant une foule immense, en présence de Georges Clemenceau. Alde, maison de vente spécialisée en livres et autographes, présente à la vente le 8 juin 2009 le fonds d’archives personnel de l’artiste, composé de photographies originales et de multiples partitions dédicacées, témoignant de son intense activité, et d’un album Dada souvenir de sa liaison avec le plasticien, fondateur de l'abstraction française, Francis Picabia. Figure populaire, Marthe Chenal n’en est pas moins une égérie du Tout-Paris, et de l’avant-garde intellectuelle et artistique. Ainsi, elle défraie la chronique en entretenant de nombreuses liaisons, dont une importante avec Francis Picabia (1879-1953), qui nourrit même un projet de spectacle Les yeux chauds avec elle et Stravinsky.
Réveillon cacodylate À cette époque, Picabia confirmait sa rupture avec le mouvement Dada, rupture effective le 11 mai 1921, comme l'explicite son article paru dans le journal Comoedia. Cette période est caractérisée par une intense activité de l’artiste qui reste le meilleur dépositaire de l’esprit Dada. Fin 1921, Marthe Chenal charge Francis Picabia d’organiser la soirée du réveillon dans son hôtel particulier de la rue de Courcelles. À cette occasion, Picabia fait imprimer des cartons d’invitations pour cette soirée qui rassemble artistes et écrivains dont Picasso, Brancusi, Vollard, Cocteau, Radiguet, Auric, Morand ainsi que des figures mondaines. Ce « Réveillon Cacodylate », comme l’indique le carton d’invitation imaginé par Picabia, est l’occasion d’enrichir de signatures nouvelles L’Œil cacodylate, oeuvre qui fit scandale au Salon d’Automne car composée uniquement de signatures. Pied-de-nez de Picabia à tous ceux qui considèrent que la signature fait la valeur d’une toile. Duchamp réalise le même acte artistique et provocateur lorsqu’il choisit de signer un ready-made. Duchamp et Picabia constituent donc les deux facettes de l’esprit Dada et sont ainsi à l’origine de la révolution artistique du XXe siècle.
Photos, portrait dessiné & collages dada... Un album photographique exceptionnel, présentant des clichés de cette soirée et des séjours du couple dans la villa de Marthe Chenal à Villers-sur-Mer (dont certains sont déjà mondialement connus pour avoir figuré dans les expositions Picabia et Dada) est proposé dans la vente parisienne, conjointement avec un extraordinaire album offert par Francis Picabia, contenant un portrait à l’encre de l’actrice, ainsi que 50 collages Dada. Cette oeuvre historique, témoigne de la liaison entre Picabia et Marthe Chenal, représentée en buste, seins nus, et des recherches Dada, utilisant lettres (préfigurant ainsi le mouvement lettriste), bouts de ficelle ou la carte de visite de Francis Picabia pour réaliser ces collages.
Experts : Thierry Bodin, 45, rue de l’Abbé Grégoire 75006 Paris – France. Tél: +33 1 45 48 25 31 - Facs : + 33 1 45 48 92 67. François Roulmann: 10, rue de la Grande-Chaumière 75006 Paris – France. Tél: +33 1 43 54 46 74 - Facs : +33 1 43 54 46 74 Alban Deags - http://www.classiquenews.com

30 mars 2009

31.12.1921

Jean-Alexis Rouchon imprimeur. Affiche publicitaire, 1864.

Jean Hugo n'a donc pas signé L'Œil cacodylate lors du réveillon du 31.12.1921 qui eut lieu chez Marthe Chenal car il se trouvait, apprend-on par Jean-Yves Tadié, chez le comte Étienne de Beaumont : « Proust accepte l'invitation du comte de Beaumont à se rendre à sa fête de fin d'année, à laquelle il tient absolument : “J'ai pris des drogues avec une telle exagération que c'est un homme à demi aphasique et surtout titubant sur ses jambes, par vertige, que vous aurez.” Et il lui demande de ne pas le présenter à trop de dames intellectuelles et fatigantes. Jean Hugo se souvient du bal donné par le comte et la comtesse de Beaumont : on applaudit, dans ses danses exotiques, la belle danseuse Djemil Anik, amie de Caryathis, la future Elise Jouhandeau. "On attendait Proust, Étienne de Beaumont annonçait : “Céleste vient de téléphoner pour la dixième fois ; elle demande s'il n'y a pas de courant d'air et si la tisane dont elle a donné la recette est préparée.” Enfin à minuit il y eut une sorte de remous dans la foule et l'on sut que Proust était là." Jean Hugo, qui ne l'avait pas vu depuis 1917, lui trouve le visage blême et bouffi : " Il ne parlait qu'aux ducs. – Regardez-le, me dit Picasso, il est sur le motif."»

Jean-Yves Tadié, Marcel Proust, biographie, folio Gallimard, tome II, p. 444.

De nouveau en transit, le blog cacodylate ne devrait plus trop tarder à rebattre des paupières.

14 février 2009

Dada, Pansaers et Correspondance (1917-1926)

J’attends le « first of three volumes of the "Avant-Garde in Belgium 1917-1978" collection of archives » édité par le label Sub Rosa. En voici le tracklisting (miam miam) :

1 James Ensor Discours prononcé à l'occasion de son exposition rétrospective au Palais des Beaux-Arts de Bruxelles en 1929 (1:32)

2 Pierre Bourgeois Clément Pansaers, 1919, Les Roses Rouges (0:47)

3 Albert Lepage Clément Pansaers, Au Diable Au Corps (Rue Aux Choux) (0:46)

4 Pascal Pia Clément Pansaers et James Joyce (2:10)

5 Louis Aragon Je pense à Clément Pansaers (2:57)

6 Philippe Soupault Clément Pansaers à Paris (1:25)

7 Paul Neuhuys Lettre de Clément Pansaers, L'Opposition aux dadaïstes français et L'Affaire du portefeuille (1:05)

8 Clément Pansaers Jr Clément Pansaers, Mon Père (1:13)

9 Paul Neuhuys Clément Pansaers, Les Dernières Lettres (2:23)

10 Paul Neuhuys La Fondation de Ça Ira ! (3:39)

11 Franz Hellens Tous les vents me traversent et Testament (2:14)

12 Robert Guiette Henri Michaux et Camille Goemans (2:11)

13 Henri Michaux Ecce Homo (Issu de L'Espace du Dedans) lu Par Gabriel Séverin (1:38)

14 Marcel Lecomte Vers L'Extra-Littérature (0:54)

15 André Souris Correspondance (5:40)

16 Marcel Lecomte 1923 (1:56)

17 Marcel Mariën Paul Nougé, L'Opposition à André Breton (2:54)

18 André Souris Lettre de Paul Nougé à André Breton (1:44)

19 Marcel Mariën Une définition possible de Paul Nougé (1:01)

20 Paul Nougé Correspondance (2:11)

21 Salvador Dali Impressions sur Nougé et Goemans (1:08)

22 Robert Guiette Camille Goemans (3:23)

23 André Souris Camille Goemans, L'Homme Surréaliste (7:54)

24 Marcel Lecomte Aspects de L'éthique surréaliste (1:01)

25 André Souris L'Événement de la Salle Mercelis et ce qui s'en suivit

Egalement chez Sub Rosa : The creative act (CD consacré à Duchamp, édité par Marc Dachy) et luna park 0,10 (CD sur lequel se trouvent notamment rassemblées les voix de Guillaume Apollinaire, Kurt Schwitters, James Joyce, Antonin Artaud …)

10 février 2009

T'ai-je bien compris ?

Karel Teige

« La création artistique est livrée à la merci des humeurs de la bourse, on spécule sur des génies inconnus, sur le fait que la mort d’un jeune auteur ou seulement la grave maladie dont il est atteint entraînent une hausse des prix de ses œuvres. On travaille au moyen d’une propagande et d’une publicité raffinées et très étendues, la presse et la critique sont corrompues. De nos jours, à Paris, tous les critiques d’art des revues ayant une importance commerciale et une certaine influence sont soit des agents payés au service des grands marchands d’art, des impresarios de théâtre ou des producteurs cinématographiques et, dans ce cas, soit leur commission est un secret de polichinelle, soit ils sont payés, au moins occasionnellement, selon les cas. » […] « La commercialisation de l’art est la preuve du mépris que la bourgeoisie montre à l’égard des valeurs spirituelles, tant que celles-ci ne produisent pas d’argent. Les seuls critères et d’ailleurs les plus convaincants pour juger de nos jours de la qualité de l’art sont : le nombre d’exemplaires vendus d’un livre, les prix aux enchères, les offres d’amateurs et des collectionneurs, les places remplies au théâtre et d’autres critères analogues, d’ordre quantitatif et pécuniaire. La critique cède la place à la publicité, la chronique dans les journaux se transforme en annonce commerciale ou peu s’en faut, la spéculation habile du trafiquant se substitue à l’appréciation spirituelle des valeurs artistiques. »

Karel Teige, Le marché de l’art [1936], traduit du tchèque par Manuela Gerghel, Allia, 2000, pp. 50-51 et 56.

07 février 2009

Portrait de Tristan Tzara par Pierre de Massot

Tristan Tzara par A. Kertész (1937)

« Assis sur une chaise tout au fond de la pièce une mèche sur le front, l’air d’un caniche exotique, et neurasthénique, Tristan Tzara s’ennuie. Le seul mot de Dada peut le réveiller et lorsqu’il fixe son interlocuteur, son regard prend une expression de froide et tranchante cruauté. On devine alors derrière cette impénétrabilité volontaire, sous ce masque énigmatique, l’orgueil prodigué de ce désabusé. […] Tzara, quand il aura épuisé toutes les ressources de son imagination, se jettera par la fenêtre et aplatira son rêve sur le pavé pour qu’on parle de lui et pour recevoir de nouvelles coupures de presse le lendemain. »

Pierre de Massot, « Souvenirs », in Verve, mai 1921.

Cité par François Buot in Tristan Tzara, l’homme qui inventa la révolution Dada, Grasset, 2002, p. 95.