29 mars 2008

"La postérité est une belle salope"

Francis Picabia, Jean Crotti, Suzanne Duchamp (début des années 20)
Quelques nouvelles indications sur Jean Crotti. Ci-dessous, les repères biographiques de Jean Waldemar *, cité précédemment. Suit l’extrait d’une lettre de Marcel Duchamp adressée, depuis New York, le 17 août 1952 ** au couple Duchamp-Crotti qui s’est uni en avril 1919 – missive plus précisément adressée à Jean Crotti. Duchamp évoque la « postérité », la qualifie de « belle salope ». Cette lettre est d’autant plus touchante que Duchamp lui-même n’était encore qu’un parfait inconnu, en Europe comme ailleurs. A New York, seule une poignée de proches avait pris le temps et le soin d’apprécier, de reconnaître son œuvre, depuis son arrivée jusqu’à la fin des années vingt. Sous toutes les autres latitudes, Duchamp n’existait pas. Seuls les livres, l’histoire rétroactive, évoquent Duchamp comme une figure primordiale de ce temps-là. En 1952, Duchamp n’avait pratiquement aucune presse. Les livres, les publications diverses et les lecteurs attentifs sont parfois là pour corriger les moues authentiques en sourires falsifiés.
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NOTES BIOGRAPHIQUES
1878 Jean Crotti naît à Bulle, canton de Fribourg en Suisse, de père et de mère tessinois. De son père il hérite la violence et de sa mère la douceur et une inépuisable imagi­nation. Jean Crotti est le plus jeune des trois enfants, dont André, l'aîné de cinq ans, fait une brillante carrière de chirurgien aux Etats-Unis. Entre eux deux il y a une fille qui meurt à l'âge de dix-huit ans.

1887 Installation de la famille à Fribourg, d'où Jean Crotti s'évade vers Paris, en 1901, grâce à l'aide financière que son frère lui accorde pendant plusieurs années. Il ne quittera jamais Paris, sauf pour de brefs séjours dans le Midi de la France et à l'étranger, notamment aux Etats-Unis. Avant 1900 il dessine beaucoup en cachette et peint de petites pochades, dont il ne reste rien.

1898 Après avoir suivi les cours du Collège de Fribourg, Jean Crotti, ayant réalisé quelques économies, se fait inscrire pour le semestre d'hiver à l'École des Arts Décoratifs de Munich. Mais l'enseignement prodigué dans cette académie le déçoit.

1901 Jean Crotti, arrivé à Paris, entre à l'Académie Jullian, où professent Tony Robert Fleury et Jules Lefebvre, alors à l'apogée de leur carrière. Il est profondément malheureux de ne pas trouver dans ce milieu les éléments qu'il cherche. Il a pourtant la chance d'assister aux mardis du peintre Chialiva. Il y rencontre Degas, Zandomenghi, Rouart et d'autres, mais n'ose pas exprimer ses propres idées devant des artistes aussi célèbres.

1902 Jean Crotti quitte l'Académie Jullian, pour un petit atelier rue Fontaine, près de la place Blanche et commence à peindre et à dessiner pour lui-même, sans rien montrer. C'est l'époque des méditations et des recherches dont l'objet est de décou­vrir le secret de l'art. L'Impressionnisme pèse alors lourdement sur les épaules des jeunes. Mais l'agitation est dans l'air. Plusieurs courants se manifestent.

1907 Crotti envoie aux Indépendants une toile qu'il détruit après le Salon. Il est inquiet. Il réfléchit et approfondit son métier .

1908 Crotti est reçu au Salon d'Automne. Il est élu sociétaire l'année suivante. Un inconnu achète pour 150 francs la toile qu'il a exposée.

1910-1911-1912 Les tableaux de cette époque portent l'empreinte du Cubisme, mais ne sont jamais théoriques. Crotti se flatte de garder intacte son indépendance.

1914 Crotti part pour les États-Unis, invité par son frère. Il s'installe pour plusieurs mois à New- York, où il fait la connaissance de Marcel Duchamp. Cette rencontre joue un rôle important dans son évolution.

1915 Ayant adhéré au mouvement Dadaïste, Jean Crotti réalise le Portrait sur Mesure de Marcel Duchamp et le Clown. Mais le Dadaïsme [sic] n'est qu'un épisode dans son œuvre. Le côté destructif et négatif de Dada ne peut le satisfaire longtemps. La Gale­rie Montross de New York organise une exposition de quatre peintres français que les journaux appellent les quatre Mousquetaires : Crotti, Duchamp, Gleizes et Metzinger. Crotti présente douze tableaux qui datent de 1913 et de 1914.

1916 Retour de Jean Crotti à Paris, où il renoue les relations avec ses camarades des milieux d'avant-garde.

1921 Hébertot qui est un animateur de l'art contemporain offre à Crotti et à sa femme, Suzanne Duchamp, la Galerie du Théâtre des Champs-Élysées, dite Galerie Mon­taigne pour y faire une exposition de leurs œuvres Dada. Ces œuvres représentent pour les deux artistes le passé, mais le public ne les connaît pas.

1925 Crotti s'isole de plus en plus de ses camarades, dont le succès commence à s'affir­mer et qui deviennent les esclaves de leurs formules. Il estime en effet que se reco­pier soi-même c'est nier cette création continue qui est l'essence de l'œuvre d'art.

1925 [1926 ?] Sur la demande d'un industriel allemand, Crotti fait une exposition à Berlin à la Malik Galerie. Après l'exposition, le promoteur de celle-ci, d'accord avec l'artiste, conserve les tableaux en Allemagne en vue d'autres manifestations. Le temps passe. La guerre arrive. En 1953, les tableaux cachés dans le sous-sol d'un immeuble berlinois, écrasé par les bombardements, sont retrouvés et restitués à l'artiste,

1927 Crotti devient français par naturalisation.

1937 La Baigneuse, œuvre capitale datée de 1927, figure au Petit-Palais dans le cadre de l'exposition des Maîtres de l'Art Indépendant, dont le promoteur est Raymond Escholier. Crotti se voit décerner un diplôme d'honneur pour sa décoration murale au Palais des Chemins de fer à l'Exposition des Arts et Techniques et une médaille d'or pour ses projections des formes et couleurs au Pavillon de l'Électricité.

1938-1950 L'art de Jean Crotti est en constante évolution. Les expressions de l'Invi­sible sont presque toujours apparentes, même dans ses toiles les plus abstraites.

1954-1959 Exposition au Musée Caccia à Lugano (Suisse) et exposition au Musée d'Art et d'Histoire de Fribourg (Suisse) en 1955.
Épanouissement des tendances cosmiques dans Vie et Mort, Le Créateur, La Créa­tion, etc. ; tableaux exposés en 1956 à la Galerie de Berri à Paris.
Exposition au Musée Grimaldi à Antibes, en 1957.
Exposition rétrospective au Musée Galliera à Paris, en 1959.

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[...]
Tu me demandes mon opinion sur ton œuvre, mon cher Jean – C’est bien long à dire en quelques mots – et surtout pour moi qui n'ai aucune croyance – genre religieux – dans l'activité artistique comme valeur sociale.
Les artistes de tous temps sont comme des joueurs de Monte Carlo et la loterie aveugle fait sortir les uns et ruine les autres – Dans mon esprit ni les gagnants ni les perdants ne valent la peine qu'on s'occupe d'eux ­– C'est une bonne affaire personnelle pour le gagnant et une mauvaise pour le perdant.
Je ne crois pas à la peinture en soi – Tout tableau est fait non pas par le peintre mais par ceux qui le regardent et lui accordent leurs faveurs ; en d'autres termes il n'existe pas de peintre qui se connaisse lui même ou sache ce qu'il fait – il n'y a aucun signe extérieur qui explique pourquoi un Fra Angelico et un Leonardo sont également "reconnus".
Tout se passe au petit bonheur la chance – Les artistes qui, durant leur vie, ont su faire valoir leur camelotte sont d'excellents commis-voyageurs mais rien n'est garanti pour l'immortalité de leur œuvre – Et même la postérité est une belle salope qui escamote les uns, fait renaître les autres (Le Greco), quitte d'ailleurs à changer encore d'avis tous les 50 ans.
Ce long préambule pour te conseiller de ne pas juger ton œuvre car tu es le dernier à la voir (avec de vrais yeux) – Ce que tu y vois n'est pas ce qui en fait le mérite ou le démérite – Tous les mots qui serviront à l'expliquer ou à la louer sont de fausses traductions de ce qui se passe par delà les sensations.
Tu es, comme nous tous, obnubilé par une accumulation de principes ou anti-principes qui généralement embrouillent ton esprit par leur terminologie et, sans le savoir, tu es le prisonnier d'une éducation que tu crois libérée­ –
Dans ton cas particulier tu es certainement la victime de l"'Ecole de Paris", cette bonne blague qui dure depuis 60 ans (les élèves se décernant les prix eux même, en argent)
A mon avis il n'y a de salut que dans un ésotérisme – Or, depuis 60 ans nous assistons à l'exposition publique de nos couilles et bandaisons multiples – L'épicier de Lyon parle en termes entendus et achète de la peinture moderne­ –
Les musées américains veulent à tout prix enseigner l'art moderne aux jeunes étudiants qui croient à la "formule chimique" –
Tout cela n'engendre que vulgarisation et disparition complète du parfum originel.
Ceci n'infirme pas ce que je disais plus haut, car je crois au parfum originel mais comme tout parfum il s'évapore très vite (quelques semaines, quelques années maximum) ; ce qui reste est une noix séchée classée par les historiens dans le chapitre "histoire de l'art"­ –
Donc si je te dis que tes tableaux n'ont rien de commun avec ce qu'on voit généralement classé et accepté, que tu as toujours su produire des choses entièrement tiennes, comme je le pense vraiment, cela ne veut pas dire que tu aies droit à t'asseoir à côté de Michel-Ange ­–
De plus, cette originalité est suicidale, dans ce sens qu'elle t'éloigne d'une "clientèle" habituée aux "copies de copistes", ce que souvent on appelle la "tradition"­ –
Une autre chose, ta technique n'est pas la technique "attendue" – Elle est ta technique personnelle empruntée à personne – par là encore, la clientèle n'est pas attirée.
Evidemment si tu avais appliqué ton système de Monte Carlo à ta peinture, toutes ces difficultés se seraient changées en victoires. Tu aurais même pu créer une école nouvelle de technique et d'originalité.
Je ne te parlerai pas de ta sincérité parce que ça est le lieu commun le plus courant et le moins valable – Tous les menteurs, tous les bandits sont sincères. L'insincérité n'existe pas – Les malins sont sincères et réussissent par leur malice mais tout leur être est fait de sincérité malicieuse.
En 2 mots fais moins de self-analyse et travaille avec plaisir sans te soucier des opinions, la tienne et celle des autres

Affectueusement
Marcel
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* On notera les deux raccourcis biographiques "1927 / 1937" et "1938 / 1950".
** Extrait d'une lettre de Marcel Duchamp à Jean Crotti et Suzanne Duchamp, in Affectt Marcel. The Selected Correspondence of Marcel Duchamp, ed. by Francis M. Naumann & Hector Obalk, Thames & Hudson Ltd (London) / Ludion Press (Ghent-Amsterdam), 2000, pp. 318-320.

16 mars 2008

M.R. directeur du mauvais movies

Le 14 mars dernier, Jean Daive a consacré son émission Peinture fraîche * à l’exposition Duchamp, Man Ray Picabia, qui se tient actuellement à Londres. ** Une mise en bouche de près de soixante minutes au cours de laquelle interviennent Sarah Wilson et Bernard Marcadé, mais aussi, sous la forme d’extraits d’entretiens radiophoniques, trois des plus illustres signataires de L’Œil cacodylate. J’ai retranscrit l’entretien de Man Ray, que je livre ci-dessous à l’état brut.




Man Ray, photogramme, New York, circa 1920
[…]
- J’aimerais que vous nous disiez, cher Man Ray, comment Dada vous a marqué, par exemple sur le plan de la libération, est-ce que Dada vous a apporté quelque chose, est-ce que Dada vous a rendu plus libre sur le plan créateur ? [sic]

- Non, je ne crois pas, je crois que c’est moi qui ai rendu Dada un peu plus libre. J’avais déjà commencé en 1912, quand j’ai quitté les Beaux-Arts, à New York. J’étais furieux, j’ai même renoncé à faire de la peinture, j’étais tellement mauvais sujet, mauvais élève, que le professeur m’a conseillé d’abandonner mes efforts. Je ne valais rien du tout, je ne ferai jamais de peinture qui vaille quelque chose, alors je l’ai pris aux mots, je suis parti, mais quelques semaines après, la rage m’a pris de faire de la peinture. J’ai commencé à peindre, n’importe quoi et n’importe où, je peignais mes rêves, en 1912, et c’était bien avant Dada, ou le surréalisme, même.

- Pour vous, Dada, qu’est-ce que cela représente exactement ? Qu’est-ce que Dada a représenté tout d’abord ?

- Un départ de la peinture, de l’art, un échappement, une évasion de l’art. Comme je le [voyais] autour de moi, comme tout le monde le pratiquait, les peintres, les marchands de tableaux, les collectionneurs, j’étais contre tout ça. Je voulais créer quelque chose qu’on ne pouvait pas exposer dans une galerie, j’ai fait tous les efforts pour cela. J’ai fait de la peinture au pistolet, je les exposais, j’étais bien engueulé pour ça, par tous les critiques. Je faisais de la peinture très réaliste avec des objets qui n’avaient pas de valeur ni de patine, je prenais des sonnettes, un fer à repasser …

- Donc Dada vous a rejoint, si je puis dire ?

- Alors après, quand on a su, à Paris, avec Duchamp on écrivait, on était en correspondance avec Paris. *** Tzara m’a envoyé des lettres, Soupault, pour que j’envoie quelque chose à Paris, pour leur revue, puisque nous suivions la même tendance à New York.
[…]

* L’émission est podcastable sur le site de
France Culture.
** Les moins septentrionaux d’entre nous opteront pour Barcelone, où l’exposition se tiendra du 19 juin au 21 septembre.

*** La lettre de Man Ray la plus citée est celle du 8 juin 1921, adressée à Tristan Tzara et signée Man Ray / directeur du mauvais movies. (Bibliothèque littéraire Jacques Doucet, fonds Tzara, Paris). Six mois séparent la signature de cette lettre et celle de L’Œil cacodylate par Man Ray.