30 juin 2008

Très toi-même

En parcourant une fois encore le bottin dada (1), je me suis arrêté sur une reproduction d’un dessin de Serge Charchoune intitulé Eclipse et daté du 28 février 1921 (Paris).

Serge Charchoune, Eclipse, 28/02/1921 © Bibliothèque Jacques Doucet

Au centre du second cercle tracé par Charchoune, ces mots : « JE ME TROUVE TRÈS ».
Si ce dessin dada de Charchoune (ici signé SCH) n’avait comporté les mots « MAISON TRISTAN TZARA », je n’aurais sans doute pas établi de relation avec l’indication portée par Tzara sur L’Œil cacodylate :

"Je me trouve très [Tristan Tzara]" (Tzara)
Question (double) : Tzara signa-t-il une « expression dada » (qu’il partageait alors avec Charchoune et peut-être avec d’autres, comme s’il s’était agi d’une private joke ?), i.e. « JE ME TROUVE TRÈS » ? Tzara signifia-t-il ce jour-là qu’il se sentait très Tristan Tzara, c’est-à-dire « très lui-même » ?
Ce « très » n’a l’air de rien. Cependant, le « très » de Charchoune est daté du 28 février 1921, alors que le « très » de Tzara fut apposé fin 1921. J’ose penser à une certaine continuité, du moins à un certain écho, entre ces deux « très ». On pourra me reprocher de revenir une fois de plus vers Duchamp, qui fit usage d’un autre adverbe mais avec la même gratuité, avec le même geste de jeu, en intitulant son Grand Verre La mariée mise à nu par ses célibataires, même.
Enfin, j’ai beaucoup de mal à comprendre l’unique date qui figure sur L’Œil cacodylate et qui fut inscrite par l’un des frères Fratellini :
"Paris 27.11. [4] 1921" (Frères Fratellini)

Que doit-on lire ? 27.4.1921 ou 27.11.1921 ? Dans les deux cas de figure, cette date ne me paraît pas coller, puisque L’Œil cacodylate fut exposé au Salon d’Automne de Paris (organisé par Segonzac) du 1er novembre au 20 décembre 1921. On pourra revoir ceci, sans toutefois trouver de réponse.
Tout se complique !
Au passage, je salue le (ou la) journaliste qui a eu la sympathie de linker le blog cacodylate sur le site de France Culture. Mêmes remerciements et salutations distinguées à deux membres du F.F.C. (Bartleby et Dernière marge) qui nous en apprennent de bien belles sur une très curieuse activité qu'ils nomment "littérature". Dès lors, nul besoin de surfer à droite à gauche : Pynchon, Bolaño, Vollmann, Powers, Vila-Matas, etc., c'est chez eux que ça se passe !


(1) Catalogue publié sous la direction de Laurent Le Bon à l'occasion de l'exposition DADA présentée au Centre Georges Pompidou, Galerie 1, du 5 octobre 2005 au 9 janvier 2006.


26 juin 2008

Soleil russe


« A l’égal des personnages dostoïevskiens, Serge Charchoune a l’âme exaltée, portée par les élans du cœur, avide de dépassement, livrée aux souffles et aux appels de l’esprit. Arrivé de Samara à Paris en 1912, âgé de vingt-quatre ans, les yeux encore éblouis par les icônes, les étoffes chatoyantes et un art populaire marqué du sceau de Byzance, il était peu enclin, de par cette formation même, à attacher du prix aux traditions académiques occidentales, et trouva naturellement sa place auprès des artistes dont les recherches audacieuses et l’élan créateur devaient assez vite bouleverser les données de l’esthétique conventionnelle. Son nom fut associé au cubisme, au « purisme », à Dada, aux revues Merz et Manomètre, et jusqu’au « musicalisme » […]
Chemin faisant, il rencontra l’ascèse, le garrot de la misère, les hivers sans feu, les repas transparents et les journées d’oisiveté cruelle lorsque, faute de matériel, il ne pouvait plus peindre. […]
Célibataire né, cet homme vertueux, facilement effarouché par toute allusion licencieuse, mais pénétré d’une sainte tolérance, habite depuis longtemps, cité Falguière, un atelier étroit et délabré où la loggia, reliée au sol par un escalier branlant, ressemble à la hune d’un navire en détresse. […]


Serge Charchoune in L’Œil cacodylate
Les deux sources essentielles de l’inspiration de Charchoune sont la musique et l’eau qui coule, et je crois bien que dans son esprit ces deux sources sont identiques. « Je ne peux pas vivre sans voir l’eau », dit-il fréquemment. […]

Parfois, à l’aide rectangles superposés, il échafaude de prodigieux palais sans portes ni fenêtres, domaines de l’âme perdus dans un halo mystique, sous une dominante mauve ou violette. L’usage qu’il a pu faire de l’arabesque, et son penchant pour la symétrie, apparenteraient son œuvre à celles des médiums. […]

Serge Charchoune, ai-je besoin de le dire ?, n’est nullement un méconnu. Des hommes aussi diversement éclairés et exigeants que Georges Duthuit, André Breton, Robert Lebel, lui ont, en temps voulu, rendu hommage. Des artistes de la qualité de Jacques Villon ou de Max Ernst le tiennent depuis longtemps en haute estime. Marcel Duchamp lui a démontré l’intérêt qu’il lui porte en contribuant à lui faire obtenir le prix Copley. Cette reconnaissance, toutefois, reste le fait de quelques-uns et, l’on est confondu de voir la place infime que tient Charchoune dans les ouvrages de caractère général, qui sont sensé nous renseigner sur l’art moderne. N’en fut-il pas, cependant, l’un des pionniers les plus originaux ? […] Je ne doute pas que l’œuvre de Charchoune, qui a sa grandeur et son mystère, ne vienne un jour à bout de l’indifférence ou de l’incompréhension. Puisse ce jour ne point arriver trop tard et, veuille le sort, que de ce gentil héros, l’on ne nous fasse un martyr. »
1956

Patrick Waldberg, « Serge Charchoune », in Mains et Merveilles, Mercure de France, Paris, 1961, pp. 202-207.

Prière d'insérer de Mains et Merveilles (Patrick Waldberg, 1961)
Depuis longtemps déjà, il m’est impossible de mettre la main sur une reproduction d’une couverture de Transbordeur Dada. Les rares notices nous apprennent que Serge Charchoune publia le premier numéro de sa revue à Berlin en juin 1922. Entièrement rédigée en russe (et de la seule main de Charchoune pour le premier numéro), la revue Transbordeur Dada [Perevoz Dada] fut publiée jusqu’en 1949.
Par deux fois, en 1916 et 1917, Charchoune présenta ses œuvres sur les cimaises de la très fameuse galerie Dalmau de Barcelone. 1917, c’est l’année de Fountain (Duchamp et Isadora Duncan se trouvèrent à New York cette même année) mais c’est aussi l’année où paraît le premier numéro de 391 (janvier) dont l’administration est domiciliée à la galerie Dalmau.

391, ours du premier numéro (Barcelone, janvier 1917)
Charchoune et Picabia ne se rencontrèrent pas, nous dit-on, à Barcelone en cette époque.
En mai 1920, Charchoune écrivit à Picabia :

Monsieur

Vos œuvres picturales et poétiques m’intéressent depuis longtemps. Je tiens à vous connaître et montrer mes travaux […]


Michel Sanouillet (pour ces deux extraits, supra et infra, in Dada à Paris, Paris, CNRS éditions, 2005, p.163) précise que le peintre russe, en dépit d’une « fin de non-recevoir » réitéra sa manœuvre initiale le 30 mai :

« Je m’en fous si ça vous plaît ou non que vous avez (sic) des admirateurs et des élèves. Je le suis. En échange de cette camelote [quelques dessins], envoyez-moi quelques éditions de votre école. Je littérature proverbe aussi. »

Serge Charchoune, dessin in 391 (n° 14, novembre 1920, p. 6)
« Je littérature proverbe aussi » : Charchoune signifiait-il alors à Picabia qu’il attendait de ce dernier un envoi de quelques numéros de Littérature et de Proverbe ? * Signifiait-il qu’il avait connaissance de ces deux revues ? J’aimerai pouvoir répondre : les deux mon général.
Les indications que j’ai pu noter au sujet de Charchoune s’avèrent parfois contradictoires. Un gros travail reste à faire !

Enfin, je signale la réédition chez Gallimard d’un recueil de textes d’Alain Jouffroy intitulé Une révolution du regard. (La première édition, devenue recherchée, remontait à 1964). A noter également, aux éditions du Félin, deux volumes de Gilbert Lascault : Figurées, défigurées. Petit vocabulaire de la féminité représentée (1977) et Ecrits timides sur le visible (1979 et 1992).

Serge Charchoune, illustration in Manomètre (n° 4, août 1923, p. 60). Texte de Pierre de Massot.
Récapitulons : si une bonne âme pouvait me transmettre le scan d’un numéro de Transbordeur Dada, ce serait extra.

* La revue Proverbe de Paul Eluard a fait l’objet d’une réédition en fac-similé par le Centre du XXe siècle. Est-elle toujours disponible sous cette forme ? Voir ici. Quant à la revue Littérature, que dire ? Les éditions Jean-Michel Place, qui ont publié le fac-similé de l’ensemble des numéros de Littérature (deux volumes sous coffret), ont jeté l’éponge il y a quelques mois. Epuisés depuis longtemps sous cette forme, les numéros de cette revue sont malheureusement devenus rarissimes. Le libraire qui me vendit à prix d’or ce coffret, il y a de cela près de dix ans, crut bon de me préciser : « C’est bête à dire, mais cette édition en deux volumes est devenue presque aussi rare que les originaux ».

24 juin 2008

Isadora, encore









Photographies extraites du film Isadora Duncan. Je n’ai fait que danser ma vie. (Elisabeth Kapnist et Christian Dumais-Lvowski)

"Toute fortune apporte la malédiction avec elle, et les gens qui la possèdent ne peuvent pas être heureux pendant vingt-quatre heures."


Isadora Duncan, Ma vie, Gallimard, coll. Folio p. 289.



Je n'ai fait que danser ma vie

Le titre de ce post est avant tout celui du documentaire inédit d’Elisabeth Kapnist et Christian Dumais-Lvowski (France, 2008, 57 mn.) diffusé par Arte le 26 mai dernier.
Je regrette de signaler si tardivement ce film, pourtant rediffusé à plusieurs reprises mais qu’on doit pouvoir retrouver facilement je pense dans les méandres du www.


Après un plan fixe de la Baie des Anges filmée depuis un luxueux balcon (on imagine celui d’un grand hôtel comme le Negresco), les premières images du film évoquent, sous la forme d’une micro-fiction, la danseuse Isadora Duncan traversant à toute allure une étroite rue de Nice à bord d’une splendide Bugatti rouge pilotée par un homme ravi. A ses côtés, la passagère semble heureuse, elle fait voler au vent son long châle (rouge !) qui ne tarde pas à se prendre dans le moyeu d’une splendide roue à rayons chromés.

Baie des Anges, Promenade des Anglais, casino de la Jetée-Promenade, bains de mer … Il y eut sans doute une vie rêvée pour certains, alors que le luxe était l’apanage d’une seule classe qui cultivait ses loisirs et en marge de laquelle certains autres firent le jeu des excès – et jusqu’assez tardivement dans les dernières années du siècle dernier. Ces ultimes frasques furent narrées par Pierre Rey, auteur notamment de longs récits comme Le Grec, La Veuve, Out ou encore Palm Beach, textes qui émaillèrent, dans les années 80, mes longs séjours d’été sur la côte varoise.

Notice 44 du catalogue de l’exposition Dunoyer de Segonzac qui eut lieu à la Fondation de l’Hermitage de Lausanne (10 novembre 1985 – 2 mars 1986). © La Bibliothèque des Arts, Paris, 1985.

Il est fort probable que la citation du peintre et graveur ait été extraite du Catalogue raisonné de l’œuvre gravé de Dunoyer de Segonzac publié par A. Lioré et P. Cailler (8 volumes, P. Cailler éd., Genève, 1958-1970).

Certes une fusée. Et Isadora était mélancolique.
Isadora Duncan, Ma vie, Gallimard, coll. Folio, 1998, p. 426





20 juin 2008

Chère Isadora


"Isadora aime Picabia de tout son âme"



Isadora Duncan, unknown ©

Avant de poster quelques mots sensés au sujet d’Isadora Duncan, dont j'ai récemment rêvé.

Isadora Duncan avec ses "isadorables" (années 20)


Ses élèves étaient surnommés « les isadorables ». Quand exactement ? Et par qui ? Les détails demeurent essentiels.


Isadora Duncan et Sergueï Essenine (1923) - Source Wikipedia


Isadora Duncan [San Francisco, 26 mai 1877 – Nice, 14 septembre 1927] rencontra à Moscou le poète Sergueï Essenine [21/09/1895 – 28/12/1925]


Sergueï Essenine (source Wikipedia)


en octobre 1921. Un mariage eu lieu, nous disent les notices. [Tout vérifier].


Elle a 44 ans et Essenine 26 ans. La liaison sera brève, sans aucun doute intense. Ils se marièrent et « parcoururent » l’Europe et les Etats-Unis. En 1923, les deux étoiles filantes prirent des trajectoires différentes.

Le 19 avril 1913, la fille et le fils de la danseuse meurent noyés dans la Seine à la suite d’un accident de la circulation. Isadora Duncan mentionnera ce tragique événement dans sa biographie, achevée au début de l’été 1927. Je ne sais pas encore si la première édition de la version française (reproduite ici) contient la préface de la danseuse qu'on trouve dans l'édition de poche citée plus bas.

« Hier au soir, Isadora Duncan partit se promener dans une auto de course. Mais l’écharpe qu’elle portait autour du cou, et qui d’abord flottait derrière elle, se prit soudain à la roue arrière et s’y enroula. Sans qu’elle pût ni appeler ni faire un geste, Isadora fut serrée si violemment qu’elle succomba presque aussitôt, étranglée. Mais, l’écharpe la tirant toujours, son corps bascula et finit par tomber sur la chaussée de la promenade des Anglais. On la releva abîmée, couverte de poussière de sang … »

(Petit Parisien, 15 septembre 1927). *

* In Isadora Duncan, Ma vie, Gallimard, coll. Folio, pp. 446-447

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Le site internet de la firme Bugatti nous donne à lire ceci :


"Sa mort n’est pas un sujet très prisé dans l’histoire Bugatti. Certains bugattistes vont même jusqu’à mettre en doute la parole de la société : ce fut peut-être une Amilcar et non une Bugatti. Mais les probabilités sont fortes pour que ce soit faux, puisque pour eux seuls compte le mythe Bugatti.
Apparemment, elle souhaite en acquérir une, bien que ses moyens financiers ne le lui permettent pas. A cette époque, ce sont de riches bénéficiaires qui règlent ses factures, comme par exemple, Paris Singer, son ex-compagnon et héritier du fabricant de machines à coudre. La danseuse fait connaissance d’un jeune mécanicien qui vend des Bugatti. Elle souhaite essayer le modèle Type 35 ou 37. Des doutes subsistent quant à ses véritables intentions ; peut-être ne recherchait-elle qu’une simple aventure amoureuse. Et ce, même si elle est alors âgée de 50 ans et que la différence d’âge avec le mécanicien est alors considérable. Ses derniers mots sont, d’après ce qui est rapporté : « Profitez de la vie mes amis, je vais à l’encontre de la célébrité. » Elle s’enroule alors une longue écharpe autour du cou, écharpe qui se prendra dans les rayons de la voiture en marche. La soie lourde rompt instantanément le cou de la danseuse. Cette tragédie [survient] le 14 septembre 1927 à Nice. La vie de cette danseuse légendaire sera adaptée sur les écrans avec le film Isadora [Karel Reiz] qui paraîtra en 1968. C’est Vanessa Redgrave qui occupe le rôle principal. Elle s’entraînera pendant 6 mois pour ce rôle et sera récompensée à Cannes en 1969 avec la Palme de la meilleure actrice."


Alors ? Bugatti [quel modèle ? 35, 37 ?] ou Amilcar 1924 ?



Lyons, Grand Prix de France 1924. Bugatti type 35

Amilcar - Type C GS, années 1920

11 juin 2008

Côte varoise (un été 2008)

Evoquées à plusieurs reprises sur le blog cacodylate, Les Mémoires du baron Mollet [1963] viennent d’être rééditées aux éditions du Promeneur. On retrouvera la préface originale de Raymond Queneau, précédée d’un texte d’introduction signé Patrick Mauriès et intitulé "Les faits et gestes du Baron Mollet, pataphysicien". (1)


Au détour de ce faible billet, j’aimerai citer le beau texte de Jean-Luc Bitton, La mer de la tranquillité. (2)



Avant que ne déferlent les prochaines vagues de la « rentrée littéraire », j’aimerai également citer Description d’un échec de Gert Neumann. (3)





J’ai récemment rêvé d’Isadora Duncan. Il était surtout question d’une porte de voiture de sport qui avait du mal à se fermer et de la côte varoise des années 80.

(1) Gallimard, Le Promeneur, Paris, 2008.
(2) Jean-Luc Bitton, Dolorès Marat (photographies), éd. Les petits matins, Paris, 2005.
(3) Nouvelles éditions Lignes, textes traduits de l’allemand par Lambert Barthélémy, 2008.