Un jour qu’elle était venue me demander d’assister à un de ses concerts, elle me trouva très affecté par la perte que je venais de faire de mon meilleur collaborateur, qui était aussi un ami (…), M. Rousseau. Je lui dis que j’étais trop triste pour sortir. Elle insista pour que je vinsse, me donna la grande loge au milieu de la salle pour que je pusse assister au spectacle avec les mais qui avaient connu mon fidèle Rousseau et me dit : « Quand ce sera fini, ne vous en allez pas. Restez dans la salle et je danserai pour lui. » Après les ovations d’usage (elle était acclamée trente fois, car le public électrisé ne parvenait pas à s’arracher au charme d’une idole avec laquelle il venait de communier si étroitement), elle entretenait la flamme de l’enthousiasme en paraissant tantôt avec un bouquet de marguerites, tantôt avec une seule rose, tantôt avec un baiser plein d’expression. Enfin la foule s’écoula. Je restai seul avec mes amis dans le grand amphithéâtre du Trocadéro, où on avait éteint les feux les plus aveuglants. Elle avait demandé au maître Diémer, qui était là, de s’asseoir au grand orgue et d’y jouer, comme il savait le faire, la marche funèbre de Chopin. Mon cœur se gonfle et s’oppresse quand j’évoque ce que j’ai vu ce soir-là. Quelqu’un a dû décrire quelque part Isadora dansant, et expliquer le miracle. Elle sortit de terre comme en naissant, se livra à une mimique échevelée, humaine, pathétique et déchirante, et retomba au néant avec une majesté et une douceur que je ne peux exprimer. Je courus tout en larmes dans ses bras pour lui dire la joie profonde qu’elle m’avait donnée et combien j’étais fier d’avoir offert une messe si solennelle à la mémoire de mon ami. Elle me dit simplement : « C’est la première fois que je danse cette marche funèbre. Je n’avais jamais osé le faire. Je craignais que cela me portât malheur. » Moins de quinze jours après, elle perdait ses deux enfants dans un accident plein d’horreur.
Paul Poiret, En habillant l’époque, Grasset, 1930, pp.189-191.