Carton d'invitation au Réveillon Cacodylate du 31 décembre 1921
De son vrai nom Louise Anthelmine, Marthe Chenal naît le 28 août 1881 à Saint-Maurice dans le Val-de-Marne. Interprète, dès 1905, des rôles-phare de l’opéra, elle se fit remarquer le 11 novembre 1918 en chantant « La Marseillaise » depuis le balcon de l’Opéra Garnier, devant une foule immense et la présence de Georges Clémenceau. Incarnation de l’hymne national et du patriotisme français durant la Grande Guerre, Marthe Chenal remporte un grand succès dans les années vingt. Dans sa propriété de Villers-sur-Mer, elle reçoit le Tout-Paris des arts, de la finance et de la politique. Dans les rues de la ville, on la croise à bord de son Hispano-Suiza, elle fait sensation.
En dehors du fait qu’elle fréquentait les mêmes milieux que Picabia, c’est sans doute en raison de son excentricité et de son extrême liberté qu’elle se fit remarquer par le Rastaquouère. Il est difficile d’établir avec précision quels furent les rapports qu’entretinrent Marthe Chenal et Picabia mais les archives nous livrent cependant quelques indications : dans une revue musicale qui se serait intitulée Les Yeux Chauds (titre d’une toile de Picabia de 1921), Picabia projetait pour Marthe Chenal le rôle principal et la conception du livret par Igor Stravinsky. Une rivalité avec le baron de Rotschild – qui aurait aimé offrir un théâtre à la cantatrice – fit avorter le spectacle.
Fin 1921, Marthe Chenal charge Picabia d’organiser une soirée dans son hôtel particulier de la rue de Courcelles. A cette occasion, Picabia fait imprimer des cartons d’invitations destinés aux VIP plus qu’aux dadaïstes. Germaine Everling (alors compagne de Picabia et avec qui elle passa une partie de l’été 1921 chez Marthe Chenal à Villers) relate dans L’Anneau de Saturne (Fayard, 1970) qu’une centaine d’invités étaient présents ce soir-là. Elle mentionne entre autres noms ceux de Picasso, Brancusi, Vollard et Morand – qui ne signeront pas L’Œil Cacodylate.
Les hôtes enfin installés, l’heure de passer à table ayant sonné, Marthe Chenal tint un petit discours (reproduit fidèlement – ou reconstitué ? – par Germaine Everling dans L’Anneau de Saturne) :
Mes chers amies et amis. Je tiens d'abord à vous remercier d'avoir accepté mon invitation.
Vous savez tous que le cacodylate est l'adjuvant dans lequel on puise une énergie nouvelle, nous permettant de surmonter toutes les fatigues, et vous aurez compris que ce mot de « cacodylate » n'a été employé aujourd'hui que pour symboliser la force que vous prendrez ce soir, je l'espère, au contact les uns des autres.
Au fond de vous-mêmes, vous désirez un changement pour 1922 - un changement purement extérieur, naturellement, puisque le soleil est extérieur, la lune extérieure, et que les étoiles de notre cerveau ne sont visibles que pour nous seuls.
Vous êtes tous ici des étoiles de première grandeur, bien que de paradis différents : paradis du hasard, paradis de l'art nouveau, paradis parisien ou paradis conservateur. A ma droite, j'ai Francis Picabia qui représente l'extrême gauche. Comme on lui demande l'extrême gauche de quoi ? il répond qu'il n'en sait rien ! A ma gauche, voici Jean Cocteau, extrême droite de la gauche - et moi-même, entre les deux, je ne suis ni de droite ni de gauche, mais je suis heureuse si j'ai pu réunir dans ce petit hôtel un groupe d’individualités militantes qui donnera au monde et à la France de 1922 la vitalité et la jeunesse que nous leur désirons !
Je bois à votre santé et je vous embrasse tous !