30 juin 2011

"Suarès en exil", par Pierre de Massot


Voici donc qu’a cessé de battre ce cœur, ce cœur reclus et cependant tout enchanté de la beauté du monde. D’autres seront mieux qualifiés pour étudier cette œuvre immense qui va de Voici l’Homme à Musiciens. Pour moi, faisant taire un instant ma douleur, je ne veux jeter sur cette page que quelques mots de tendresse et de souvenirs.
   Depuis près de vingt-cinq ans, nous étions liés, Suarès et moi, par une amitié sans réserve et, de la part de ce grand homme si ombrageux, sans ombre. Je l’ai connu dans sa maison de la rue Cassette, avec ce jardin fleuri où, dès le printemps, il charmait, comme François d’Assise, les oiseaux, puis dans sont appartement de la rue de la Cerisaie, à l’ombre de la lampe où il calligraphiait ses œuvres sur le vélin avec des encres polychromes, enfin dans cet hôtel d’Antibes, d’où l’on voyait la mer danser sous le soleil, cette mer qu’il ne regardait point.
   Mais jamais nous ne sentîmes cette amitié plus vive, plus forte que lors du désastre de 1940. D’origine juive, Suarès avait dû fuir Paris en camion avant l’entrée des troupes allemandes, et il avait vécu, sous des noms d’emprunt, dans la Creuse et dans l’Ain. Plus tard, il avait pu gagner Antibes, où il pensait avoir trouvé un havre de grâce et où je vins le visiter en 1942.
   Hélas ! la Gestapo veillait et n’eût été un commissaire de police (dont je salue ici le geste, noble et courageux) qui le prévint, Suarès eût été arrêté la nuit même. Et c’est alors que, pour échapper à ses tortionnaires, lui qui n’aurait pu prendre seul le métro ou un taxi, il débarqua à Pontcharra dans le Rhône, où je possède une vieille maison, aussi effaré qu’un hibou (*) à l’éclatante lumière du soleil de midi.



Pierre de Massot by Berenice Abbott (1927)
  
   Peu après, grâce à une amie parfaite qui la fit fabriquer par des agents de l’Intelligence Service, ma femme put lui apporter une fausse carte d’identité par quoi il devenait en quelque sorte mon père. Il connut, dans ce petit village aux confins du Forez et du Beaujolais, des jours calmes, entièrement consacrés au travail. À plusieurs reprises, je fis le voyage de Paris pour l’y voir, et tout aussitôt nous reprenions l’entretien depuis plus de vingt ans commencé.
   Sa culture universelle m’éblouissait : il discutait aussi bien de Rembrandt que de Picasso, de Bach que de Strawinsky, des Pères de l’Église que de Montaigne ou de Marivaux. Mais il revenait toujours à ses héros favoris : Cervantès, Tolstoï, Baudelaire, Mallarmé, Wagner, Debussy, qui étaient les compagnons de toute sa vie solitaire.
   Ou encore – et il pouvait devenir féroce – il conversait sur ses contemporains : Romain Rolland, Péguy, André Gide, Claudel, Benda, Valéry. Pourquoi le cèlerais-je ? Il était souvent injuste, mais il demeurait néanmoins un esprit libre et, connaissant mon affection à l’égard de Gide par exemple, il n’a jamais tenté que j’incline en sa faveur.
   Là-bas – comme à Antibes, du reste – Suarès ne sortait que pour prendre des repas à l’auberge, et il faut bien convenir que les indigènes de Pontcharra ne s’habituèrent jamais très bien à cet étrange personnage vêtu de velours comme un reître du XVIIe siècle, au menton orné d’une royale et dont la longue chevelure, partagée par une raie, flottait sur les épaules. Toutefois, il était affable pour tous, indulgent aux rires des enfants, plein de charme et de douceur. Mais encore qu’il n’avait jamais douté de l’issue de cette guerre et que nous fissions tout pour qu’il l’oublie, il souffrait horriblement de cet exil.
   Aujourd’hui, Suarès n’est plus, et c’est tout soudain comme la nuit dans mon cœur. J’évoque ses longues mains pâles dont il jouait avec un art consommé et ses admirables yeux de velours noirs, qui pouvaient être caressants comme une soie d’Orient ou flamboyants comme l’enfer. Le petit village de Pontcharra reflète toujours ses maisons décrépites dans l’eau de la charmante rivière, et si j’y dois retourner, je ne pourrai plus entrer dans cette chambre qui fut, durant deux ans, la sienne, sans entendre la voix si basse et si douce me dire : « Restez encore un moment près de moi, mon cher Massot. »


Pierre de Massot in Les Nouvelles littéraires, 9 septembre 1948, p. 6.

(*) De Massot usa de cette même figure de style au sujet de Jacques Rigaut. [J'en reparlerai, pensant tout soudain à Jean-Luc Bitton].

20 juin 2011

Deux témoignages en revue

Quinze ans avant leur publication définitive, sous une forme révisée et augmentée (L’anneau de Saturne, Fayard, 1970), les souvenirs de Germaine Everling parurent initialement dans le numéro de juin 1955 des Œuvres Libres sous le titre « C’était hier : Dada… » On y trouve notamment la relation qu’elle fit des premiers symptômes du zona ophtalmique de Picabia :


  « Ce fut au cours d’un déjeuner chez elle [Isadora Duncan] que Picabia ressentit les premières atteintes d’un zona ophtalmique qui devait l’éprouver cruellement. Il rentra en disant :
  – Je sens que je vais avoir quelque chose de grave.
  Et comme il avait un portrait à finir dont la destinée lui tenait à cœur (celui de Mme Elpitza Comnbary), il se mit immédiatement au travail et prolongea la séance jusqu’au lendemain matin. À l’aube, le portrait était terminé, mais le peintre souffrait le martyre.
  Il resta trente jours et trente nuits dans le plus pénible état. C’est alors qu’il fit connaissance du docteur Henri Bouttier, qui devait devenir l’un de ses plus proches amis. Celui-ci ordonna pour le soulager des granulés d’aconitine : poison d’un dosage difficile et dont l’effet variait suivant les tempéraments. Picabia avait-il une peur superstitieuse de cette petite boîte pharmaceutique – et se sentait-il pourtant attiré vers elle, par ce qu’elle représentait de répit. Il ne trouva rien de mieux, pour avoir toutes les garanties, que de me faire absorber le médicament, afin d’en surveiller les effets. J’acceptai par amour de servir de cobaye !... »
Les Œuvres Libres, 173-174.

* * *


C'est dans un numéro du Mercure de France (mai 1962) entièrement consacré à Blaise Cendrars (le site Livrenblog en a relevé la totalité du contenu ici) qu'on trouve un témoignage de Georges Ribemont-Dessaignes, dressant le portrait d'un Picabia, figure du passé, qui aurait perdu son aura dada :



" Toutes ces phrases, tous ces mots qui me viennent parce qu’aujourd’hui je dois ressusciter Blaise Cendrars en un instant de sa vie, et que les brumes sont opaques qui le retiennent là-bas, au bout du tunnel des années. Presque en même temps j’ai à retrouver Picabia pour un exposé de sa vie et de son œuvre, en tête d’un catalogue de ses œuvres. Or que vois-je ? Très peu de temps après la dernière grande guerre (ah, ces guerres, toujours les dernières...), de retour à Paris dont j’avais été absent depuis 1934, j’ai rencontré Picabia dans le Métro, Picabia que je n’avais plus vu depuis plus de vingt ans. Il était là, avec sa dernière femme, c’était bien lui, toujours reconnaissable, avec son port de tête et le mouvement qu’il avait pour la rejeter légèrement en arrière, comme pour un défi. Je le voyais là, non comme l’image que j’en avais conservée, mais tel qu’il était devenu, et j’en éprouvais un grand malaise douloureux, car tout ce que j’avais connu de lui du temps de notre amitié se trouvait donc là, mais avec ce que je ne connaissais pas, ce qui s’était passé durant son long séjour à Cannes et qu’on m’avait rapporté – mais les paroles en ce cas ! – et tout cela se dégradait d’un coup, s’incorporait à l’image que j’avais devant les yeux, d’un homme qui persistait à vouloir se survivre. Image tragique qui désormais me masque le Picabia de jadis avec sa séduction, sa force et ses émouvantes faiblesses, si désarmantes, tout ce qui, au fond, est si précieux et si périssable...


Cendrars et Picabia au Tremblay-sur-Mauldre, été 1923

Or aujourd’hui j’évoque Cendrars, le Cendrars que je rencontrais jadis, au temps de Dada, avec Picabia précisément, au Tremblay-sur-Mauldre, petit village de Seine-et-Oise, non loin du hameau où jadis moi-même j’habitais."

(Mercure de France, p. 115)