24 février 2008

The Crack-Up

© Walfred Moisio, circa 1940



Anthology of Scat Singing, Vol. I, 1924-1929 - Masters of Jazz - Media 7


A mesure que les années 1920 passaient, mes propres vingtièmes années les précédant de peu, mes deux regrets d’adolescent – n’avoir pas été assez solide (ou assez bon joueur) pour jouer au football à l’université, et n’avoir pas pu traverser l’eau pendant la guerre – s’étaient enfantinement résolus par des rêves éveillés, par un héroïsme en imagination qui suffisait à m’endormir, les nuits agitées. Les grands problèmes de la vie semblaient se résoudre d’eux-mêmes, et si l’on avait de la peine à en venir à bout, on se fatiguait trop pour songer à des problèmes plus généraux.

Francis Scott Fitzgerald, “La Fêlure” (The Crack-Up – février 1936), Gallimard, Folio n° 1305, pp. 476-477. Trad. Dominique Aury.

19 février 2008

Intempestivitude de l’histoire

Si je commence à les connaître un peu mieux aujourd’hui, il m’arrive certains soirs, après avoir passé et repassé un diaporama maison, de me dire à juste titre qu’ils ne demeureront pour moi que de parfaits inconnus. Que pourrais-je dire en effet des derniers mois de Valentine Hugo, de la souffrance de Pierre de Massot, des rires de Kiki et de ceux de Man Ray qui résonnèrent dans leurs chambres parisiennes ? Décembre 1921.
Que dire de la rencontre, un peu plus tardive, entre Walter Benjamin et Marcel Duchamp ?
Fin 1923, ce dernier « emménage » à l’hôtel Istria,



L'hôtel Istria, tout à fait à gauche, juste derrière l'arbre au premier plan

29, rue Campagne-Première, Paris XIVème. Dada est presque un lointain souvenir. Dans les escaliers de l’hôtel, à la réception, se croisent Francis Picabia, Elsa Triolet, Germaine Everling, Man Ray, Marcel Duchamp et tant d’autres … Autant le dire : des illustres inconnus !

Fin 1923. L’avant-dernier numéro * de Littérature paraît le 15 octobre. Picabia assure encore l’illustration de couverture et la librairie Gallimard (15, boulevard Raspail, Paris 7ème – Téléph. : FLEURUS 24-84 – Nord-Sud : BAC) continue de proposer


des « livres anciens et modernes, [des] ouvrages d’art et de luxe ».
Il faudra attendre juin 1924 pour qu’expire enfin Littérature : le sommaire du numéro 13 et dernier de la « nouvelle série » fait déjà appel au passé. Rimbaud et Apollinaire assurent l’ouverture (la couverture, au sens de faire-valoir ?) de l’ultime numéro de la revue. Son directeur, André Breton, a tout compris : le numéro porte en sous-titre :


« Numéro démoralisant ».
Pas perdus pour tout le monde, pour reprendre, non l’argumentation dans son ensemble, mais le bon mot, et partant le titre d’un article de Michel Vanpeene.** Rien de perdu donc, puisque le Manifeste du surréalisme paraît en 1924. Dada avalé, et très vite digéré. On ne digère plus d’ailleurs, on dirige. Plus précisément, et déjà : on gère.
Ça n’a l’air de rien.

Plus prosaïquement, voici quelques données brutes relatives aux principaux signataires de L’Œil cacodylate :

La liste des signataires se lit de gauche à droite. Ils ont vécu [X] années

Circa 1890, cette génération (hommes et femmes confondus, source Ined) avait une espérance de vie de 44-45 ans. Du fait que nos artistes ne travaillaient pas au fond de la mine, ils ont pu profiter et vivre au moins 25 ans de plus que leurs contemporains.

Âge des signataires en 1921

Par-delà les privilèges d'une classe sociale (qui fréquentait Le Bœuf sur le Toit au temps de L’Œil cacodylate ?), je me suis posé cette simple question : en décembre 1921, quel âge avait Isadora Duncan, et Serge Charchoune, et Céline Arnauld, et Francis Poulenc ?

* Plus précisément un double numéro (11 et 12)

** Michel Vanpenne, « Pas perdus pour tout le monde », in Recherches Poïétiques, 6/97, été 1997, Revue de la Société Internationale de Poïétique, Presses Universitaires de Valenciennes – Société Internationale de Poïétique, ae2cg Éditions, Fourqueux, pp.88-89.

07 février 2008

(I Can't Get No) Satisfaction

Avant de ne pas trouver, hier soir, après deux bonnes heures de lecture transversale, dans une récente réédition Allia,*
une phrase recueillie sur le très-mouvant World Wide Web (« Je suis vivant puisque [parce que] je vous parle de la mort » – en pensant à Jacques Rigaut et donc à Jean-Luc Bitton), j’ai parcouru
le catalogue raisonné consacré à l’œuvre de Jean Crotti. ** L’auteur de cette somme, Jean Carlo Bertoli, vient de faire paraître une somptuosité qui risque fort de passer inaperçue. Qui s’intéresse aujourd’hui à Jean Crotti au point de débourser près de cent euros ? À ma connaissance, il s’agit du premier catalogue raisonné tout en couleur. 550 œuvres reproduites ! Si je ne me suis pas attardé sur la préface du très-perspicace F.M. Naumann, *** j’ai pu découvrir quelques photographies (circa 1920) en fin de volume : Suzanne Duchamp en maillot de bain, arborant un grand sourire ! Au sujet de ce cette exceptionnelle publication, le site Decitre (une référence ?) mentionne erronément : « En 1914, [Crotti] rencontre Marcel Duchamp et Picabia à New York où il participe activement à l'aventure Dada. » Non ! Marcel Duchamp débarque à New York le 15 juin 1915. Et donc non ! (Et donc je n’en veux pas à la ou au stagiaire qui a rédigé cette notice, puisqu’elle ou il n’a pas été payé pour ces lignes, ou si peu. Et, s’il ne s’agit pas d’un stagiaire, on est en droit de faire les gros yeux !). ****
Pour une somme tout aussi insolente et révoltante, il est encore possible de se pencher autrement sur la trajectoire de Jean Crotti. La lecture de


Jean Crotti et la Primauté du Spirituel, Waldemar George, Éd. Pierre Cailler, Genève, 1959,

et celle du catalogue Tabu Dada – Jean Crotti & Suzanne Duchamp – 1915 –1922 (edited by William A. Camfield & Jean-Hubert Martin), Berne, Paris, Houston, Philadelphie, 1983) permettra de souffler un peu en attendant les beaux jours.

* Mes inscriptions 1943-1944, Louis Scutenaire, Paris, Allia, 2007. Double désagrément : non seulement je ne trouve pas ce que je cherche mais je constate que les excellentes éditions Allia (ayant publié Francis Picabia et Clément Pansaers) ont omis de mentionner l’auteur du dessin (fusain, mine de plomb ?) qui orne la couverture de sa réédition : Egon Schiele.

** Jean Crotti. L’Œuvre peint (1900-1958). Catalogue raisonné. Jean Carlo Bertoli, Francis M. Naumann (préface), Marine de Weck. Editions Cinq Continents. Parution 13.09.2007.

*** Son Marcel Duchamp, L’art à l’ère de la reproduction mécanisée, Paris, Hazan, 1999, demeure une référence, en dépit de quelques fâcheuses erreurs de traduction de l’anglais vers le français.
**** Tout de même, lire ceci, en résumé de Le culte du banal. De Duchamp à la télé-réalité, François Jost, Paris, CNRS éditions, 2007 : " La télé-réalité est-elle devenue la réalité ? Et les ultimes avatars de l'art contemporain le degré zéro de la banalité ? Ou plutôt, entre l'un et l'autre, n'y a-t-il pas eu toujours ambiguïté. Duchamp, Warhol ou Perec, icônes de la modernité, n'ont-ils pas été les chantres de l'ordinaire, du quotidien, du banal ? Et n'est-ce pas Barthes en son temps qui a mis à mort la notion d'auteur ? Comment le culte du banal qui fut, jadis, à la pointe du combat contre l'institution s'est-il dilué dans nos petits écrans ? Un essai percutant sur les inversions d'un siècle", a de quoi vous amuser! J'ose espérer que l'auteur et son éditeur ne sont pas à l'origine d'un résumé aussi tragique que décérébrant.
Bonus :
"Deux êtres légendaires et que leur rencontre n'arrache pas à la légende : Marcel Duchamp et Joë Bousquet". L. Scutenaire, p. 136 de l'édition citée.
On lira tout, ou presque, de Joë Bousquet !




Super bonus :

L’indigence du sens ne s’est pas encore généralisée. La 4ème de couverture de Roland Barthes Le discours amoureux. Séminaire à l’École pratique des hautes études 1974-1976 – suivi de Fragments d’un discours amoureux : inédits, Paris, Le Seuil, coll. Traces écrites, 2007, propose non pas un résumé de stagiaire de l’édition, mais un extrait de Roland Barthes – et ceci pour dire que R. Barthes n’a jamais “mis à mort” aucune “notion”, et donc certainement pas la “notion d’auteur”.
« Du milieu de la tempête qui me déracine, me dépossède de mon identité, je veux parfois revenir à l’origine – à mon origine. Une pente invincible me fait glisser, descendre (je coule) vers mon enfance. Mais la force qui produit ce souvenir est ambiguë : d’une part, je cherche à m’apaiser par la représentation d’un temps adamique, antérieur à tout souci d’amour, à toute inquiétude génitale, et cependant empli de sensualité, par le souvenir, je joue ce temps contre le temps du Souci amoureux, mais aussi, je sais bien que l’enfance et l’amour sont de même étoffe : l’amour comblé n’est jamais que le paradis dont l’enfance m’a donné l’idée fixe. »