18 octobre 2005

Planète dada

N’en déplaise à la fort sympathique manifestation anti-dada, timidement relatée par la presse parisienne et notamment évoquée par Jean-Luc Bitton, le mouvement dada est mort, et donc apte à entrer (une nouvelle fois) au musée. Ne nous fâchons pas : les avant-gardes, qu’on le veuille ou non, finissent par trouver leurs historiens tôt ou tard. Un matin, même le plus beau désordre parvient à s’aménager une place, ce qui n’empêchera jamais que souffle à nouveau le vent d’une révolte contemporaine. Underground, en sourdine, cette dernière existe néanmoins. Mais nous ne sommes pas contemporains des années 20, non plus de Dada. Les figures du passé ne peuvent pas nous servir de porte-parole ni, inversement, de cibles toutes destinées : soyons pertinents, soyons nos propres contemporains. Evoquer le passé ne signifie pas, nécessairement, procéder à sa momification ni même à son embaumement. Il ne s’agit pas d’être pro ou anti dada. Les révoltes de nos aînés peuvent être nôtres par sympathie, pas par idéal, l’idée est entendue. Dada n’est pas tout, « Dada est tatou, tout est dada » (Tzara).

L’Œuf pourri, Christian (Georges Herbiet), 1921 © MNAM

Au cours de la « visite privée en avant-première » de l’expo Dada à Beaubourg, le 4 octobre dernier, j’ai pu découvrir, derrière la vitrine d’un couloir moquetté ( !), L’Œuf pourri de Christian, réalisé en 1921. Anti Œil cacodylate ? Œuf cacodylate ? Province vs Paris ? Regardons d’un peu plus près la chose, lisons-la : Vérole, Opium, Poufs, Luxe, Casinos, Pédérastes, Snobs incultes, Bluff, NULLITÉS les C., Concours des plus belles pourritures, Peintres, Internationale du S.R., Auteurs, Police, Impuissance, Juifs … Mais aussi : Picasso, Dada, Cocteau, Moyses … Etonnant de constater la trilogie « Opium, Cocteau, Luxe » et le cousinage « Picasso, Dada, Merde ». Séparer le blanc du jaune de cet Œuf, en faire une île flottante.

Dans ce même couloir, une partie du fonds Doucet dans lequel je découvre un timbre publié par la revue Comœdia où apparaît Marthe Chenal.

Christian (Georges Herbiet) est chroniqué par le catalogue-bottin de l’expo dada, mais brièvement, brièvement. Qui dira cette vie ? Je regrette de n’avoir pas passé plus de temps avec Michel Sanouillet durant ma semaine parisienne, car il m’aurait sans doute renseigné avec force détails sur Christian, dont il a publié naguère le dernier texte, consacré à Duchamp (DU CHAMP OUTRE TOMBE, in Cahiers dada surréalisme n° 3, 1969). 1 1969, année où Christian décède. Poupard-Lieussou, dans ces Cahiers Dada, fournira quelques renseignements biographiques ( Christian « Le pérégrin dans l’ombre ») qui méritent à présent d’être étoffés. Voici le dernier paragraphe de cette chronique : « De retour à Paris, il s’installa comme constructeur-importateur des moteurs “La Meuse” boulevard Richard-Lenoir. En 1968, il perdit sa femme à laquelle il ne devait pas même survivre un an. Il a laissé de nombreuses notes manuscrites sous le titre : Soliloques d’un mécréant. » Soliloques …écho certain au Soliloque de Nausicaa de Pierre de Massot, dont la biographie manque encore à ce jour. (Paul B. Franklin y travaille et nous fournira sans aucun doute une matière de première main).

Et puis notre petite fête à L’Or du Temps, le 5 octobre. J’ai pu parler à nouveau avec Pascal Goblot, qui tourne en ce moment un documentaire-fiction autour du Grand Verre de Duchamp. J’ai pu rencontrer Jacques Sivan, qui a publié les Nouvelles Impressions d’Afrique telles que Roussel les avaient conçues (Editions Al Dante, 2004), qui m’a remis Machine-Manifeste (Editions Léo Scheer, 2003) ce soir-là et qui m’a parlé du Livre de Mallarmé. J’ai pu rencontrer également Jean-Luc Bitton, biographe d’Emmanuel Bove , de Jacques Rigaut, et qui m’a parlé de sa passionnante enquête sur Rigaut tout en évoquant au passage Crevard (baise-Sollers) de Thierry Théolier.

1 Etant donné Marcel Duchamp ferait bien de republier ce texte devenu introuvable.

31 août 2005

Bang Bang !

Cocteau par Berenice Abbott, 1927 ©
Le blog cacodylate, encore un peu en vacances, reprendra dans quelques jours.

17 août 2005

Coquillages et crustacés

Marcel et Suzanne Duchamp, Michel Corlin, Germaine Everling, Lorenzo, Francis Picabia, Jean Crotti (annés vingt) © Archives Marcel Duchamp

12 août 2005

Très rare photo sur la terre

Francis Picabia et Marie Laurencin, Barcelone, 1916

11 août 2005

Arrêt-crêpes au Boeuf sur le Toit

Jean Cocteau, It's a long way to typperary, calligramme (1916)

Exercice périlleux que de parler de Cocteau en quelques lignes : la chasse aux lieux communs mille fois rebattus est de rigueur. Cocteau-le-dandy-imposteur-touche-à-tout, etc. Le nom de Cocteau est associé à Dada dès 1919, année où paraissent ses 3 pièces faciles pour petites mains dans Dada n° 4-5 dirigé par Tzara. Ennemi juré de Breton, rejeté des colonnes de Littérature, chahuté par Picabia et bien d’autres, Cocteau crée sa propre revue (Le Coq, qui ne comptera que quatre numéros, parus entre mai et novembre 1920) au sein de laquelle on retrouvera certains signataires déjà présents dans les pages de Littérature et de 391. On comprend la différence essentielle entre ces pistolets irrévérencieux et cet esthète, souvent affecté * qui préférait le jazz aux manifestations bruyantes et/ou bruitistes de son époque. Les Dadas voulaient rire, Cocteau, lui, voulait faire la fête. Son côté clubbing et son entregent ont transformé un café parisien en une brasserie branchée battant des records de fréquentation : c’est bien à ce Zélig que Le Bœuf sur le Toit dut en partie son grand succès à l’aube des années vingt. Dans son Jean Cocteau. Qui êtes-vous ?, J. Touzot note : « [1922] 21 novembre. Enterrement de Proust, suivi avec Radiguet.** Sur le trajet du convoi funèbre, arrêt-crêpes au “ Bœuf sur le Toit ”. » *** Un arrêt-crêpes au Bœuf sur le Toit ! Un ARRÊT-CRÊPES ! Impayable Jean Cocteau !

Demain, pause-pipi à La Coupole. * Tout bien pesé, l’affectation de Cocteau n’avait rien à envier à celle de Breton (et réciproquement) : si l’un choisit la pose, l’autre choisit la posture.

** Dessiné ici par Valentine Hugo. *** Ed. La Manufacture, 1990, p. 228. Ah !, vraiment, merci Monsieur Touzot, pour cette info de premier ordre qui me met de bonne humeur pour toute la soirée. Un ARRÊT-CRÊPES au Bœuf sur le Toit à l’enterrement de Proust, ces mots me font rire et résonnent avec une étrangeté qui m’échappe encore à l’heure de ce post. En quelques mots, un précipité d’histoire contemporaine, ce doit être cela.

10 août 2005

Décollez-moi ça

Petite énigme. Je n’avais pas encore porté mon attention sur ce centimètre carré-là : PE. La première idée qui m’est venue était trop évidente. Non, il ne doit pas s’agir d’un monogramme, et encore moins de celui de Paul Eluard, qui avait d’autres chats à fouetter à ce moment-là. L’inscription paraît se poursuivre sous la photographie de Man Ray et se terminer par un Y. Y de Man RaY ? S’agirait-il du nom ou du surnom de la Femme à la cigarette ? Allo, Fox Mulder ?

07 août 2005

Canary Bay

Raymond Radiguet et Georges Auric (toujours en forme), été 1921

05 août 2005

Mademoiselle, quel nouméro ?

Mignardises à la Pharamousse Isadorable salade folle Steak de Dada (préparation au Cuculin) Trou normand en forme de poire Ris de veau façon Rigaut Frhommages variés Fatty’s cake Coffees and Madge Lipton’ teas Cigares, paper hats and more ... Lounge !!! Cane !!! Pétrus 1912, Champagne. No water tonight !!!
Guest : DJ Charchoune

03 août 2005

Narrats Dadas

Les Quatre Dadas, Raoul Hausmann, 1953
Lire aux cabinets, écrivait Henry Miller. Ce soir, en feuilletant distraitement un catalogue de la Librairie La Palourde (Nîmes, novembre 2001), je suis tombé sur cette entrée, commentaire détaillé de l’illustration qui figure pourtant en couverture. A présent que le rapprochement est fait, voici l’image, et le texte : 157. - HAUSMANN Raoul. « Les Quatre Dadas », 1953. Œuvre originale, tech­nique mixte (encre de chine et gouache sur papier), 50 x 64 cm, signée « R.H. » en haut à droite et datée. Excellent portrait-­charge de groupe où sont représentés André Breton, Paul Eluard, Benjamin Péret et Tristan Tzara et qui démarque en tous points, avec un extraordinaire talent de caricaturiste le célèbre portrait de grou­pe réalisé par un photographe anonyme en 1923, et dont l'original figure au Musée d'Art de d'Histoire de Saint-Denis (voir couvertures du présent catalogue). Si sur la photographie originale nos quatre Dadas apparaissent dans une élégante pos­ture, encravatés, peignés de frais et pour tout dire endimanchés, Hausmann s'est ici amusé à représenter leurs visages enfer­més dans une cocotte-minute ! Cette œuvre qui témoigne de l'humour de Raoul Hausmann et du sentiment virulent que lui a toujours inspiré l’embourgeoisement des avant-gardes n’était jusqu’à présent jamais sortie des collections de l’artiste.
Le titre de ce post m’a été inspiré par Davier, qui me fait part ce soir d’un autre rapprochement, le sien, de dédicace à dédicace, de narrats à narrats.

Ane y soit qui mal y peint

L'âne Boronali en plein travail. Photographie parue dans L'Illustration (2 avril 1910)

02 août 2005

Una lacrima sul viso

Germaine Everling, Cannes, 1937 (© Photo Francesca)

Cher Directeur de Littérature

Cher Directeur de Littérature Je viens d’apprendre tout récemment (mais peut-être ne s’agit-il que d’obscurs ragots ?) que vos influences sur Mademoiselle Valentine Gross seraient du plus mauvais effet. S’il m’est aisé de comprendre que vos velléités oniriques, vos réunions apéritives, place Blanche (« jusqu’à pas d’heure », me précisent encore d’autres sources), vos réunions non moins interminables au 42, rue Fontaine – à ce sujet, je vous remercie à l’avance de communiquer toutes informations utiles concernant votre prédécesseur en ces lieux (le frère de Monsieur Jacques Rigaut), à M. Jean-Luc Bitton, afin que ce dernier puisse mener à bien son work in progress –, vos séances de spiritisme, vos prises de bec et de positions diverses, votre récente tocade consistant à accumuler, en et sur les murs de votre appartement, tout un bric-à-brac d’objets plus ou moins catholiques, il m’est en revanche bien plus difficile d’admettre qu’un esprit comme le vôtre ait réussi à faire renoncer une jeune personne à sa passion pour la musique : Mademoiselle Valentine Gross aurait, me dit-on, non seulement cessé de jouer du piano mais également vendu son instrument ainsi que sa collection de partitions musicales dédicacées. Voir, voir, nous ressassez-vous. Mais que faites-vous de vos oreilles ? Pardonnez-moi, cher Directeur de Littérature, de vous bousculer un peu, mais enfin, comprenez-moi, je ne puis supporter que vous vous immisciez dans l’existence de Mademoiselle Valentine Gross au point de lui faire renoncer, ne serait-ce que temporairement, à ses rêves pour adopter les vôtres. Je vous prie de bien vouloir me rassurer au sujet de ce que je viens d’évoquer (avec un peu de nervosité je vous le concède, mais sachez que je préfère de loin la musique d’ici-bas aux grincements de vos tables tournantes). Une dernière chose : évitez, s’il vous plaît, de me répondre sur votre horrible papier à en-tête de Littérature : cela m’exaspère au plus haut point. Veuillez, cher Directeur de Littérature, etc… FLE PS. M. Tristan Tzara vient de me faire part d'un récent courrier, daté du 07.07.23, que lui a adressé M. Erik Satie. Ce dernier n'a pas hésité à lui écrire, je cite : "Je vous aime bien mais je n'aime pas Breton ni les autres ..." Par conséquent, si un compositeur comme Monsieur Erik Satie a cru bon d'écrire ceci, je vous prie de ne pas me répondre au sujet de qui précède. Néanmoins, si vous pouviez me dire pourquoi vous n'avez pas signé L’Œil Cacodylate de Francis Picabia, cela m'arrangerait bien.

01 août 2005

Je hais la guerre mais j'aime ceux qui l'ont faite (R. Dorgelès)

Signature de Roland Dorgelès (1885-1973)
"Nous proclamons que l’excès en tout est une force, la seule force … Ravageons les musées absurdes, piétinons les routines infâmes. Vivent l’écarlate, le pourpre, les gemmes coruscantes, tous ces tons qui tourbillonnent et se superposent." 1 Echo rigolard au Manifeste du Futurisme, le Manifeste de l’Excessivisme de Roland Dorgelès fut publié le 1er avril 1910 dans une revue humoristique intitulée Fantasio. Dorgelès a vingt-quatre ans, il vient de quitter l’Ecole des Beaux-Arts et compte se consacrer à une activité artistique. En guise d’introduction, il expose au Salon des Indépendants, sous le pseudonyme J.R. Boronali, une toile réalisée à l’aide de la queue d’un âne et remporte un franc succès avec ce canular (geste dada avant l'heure ?). Dans les années dix, il fréquente Pierre Mac-Orlan, Guillaume Apollinaire et la bohème montmartroise. (A-t-il croisé Duchamp ?) En 1921, Dorgelès (de son vrai nom Roland Lecavelé) a trente-six ans. Il est l’auteur d’un roman à succès, Les Croix de bois (1919), qui relate son engagement en 1914 et la vie des tranchées. L’année suivante, il épouse Hania Routchine, autre signataire et autre artiste lyrique de L’Œil Cacodylate.
1 Cité par Marc Partouche in La lignée oubliée, bohèmes, avant-gardes et art contemporain de 1830 à nos jours, éd. Al Dante, coll. &, p. 108, 2004.
Pour une approche approfondie de l’affaire Boronali, voir « Rire ou ne pas rire : l’âne qui peint avec sa queue » in Aux commencements du rire moderne – L’esprit fumiste, Daniel Grojnowski, Ed. José Corti, 1997.

28 juillet 2005

Une ambition démesurée

Loft où vécut Erik Satie à Arcueil © Archives de la Fondation Erik Satie

26 juillet 2005

Tes états d'âme, Erik

Satie par Poulenc (années 20)
L’absent des absents de L’Œil Cacodylate, c’est bien Erik Satie, qui fut pourtant convié par Marthe Chenal aux réjouissances de cette fin d’année 1921 au 94, rue de Courcelles. Satie adresse à Marthe Chenal, ce 31.12.1921, un pneu 1 pour l’informer qu’elle ne pourra pas compter sur lui ce soir-là. Indisposition diplomatique, réel coup de bambou ? Mystère. On imagine aisément Satie ayant accompli une petite tournée des brasseries pour fêter à l’avance le nouvel an. Mais on l’imagine tout aussi bien mood indigo, ayant décidé de passer seul cette dernière journée de l’année dans sa petite chambre d’Arcueil, après moult verres sifflés dans une grande solitude. Spécialiste de Satie, Ornella Volta a fait paraître en 2000 la Correspondance presque complète 2 du compositeur (dont est issue cette lettre de Satie à Chenal). Résultat : 1234 pages – tous appendices compris – de bonheur, identique à celui que nous offre habituellement Ornella Volta, qui signe cette année une nouvelle contribution à la revue Etant Donné Marcel Duchamp. 3 Lisons, et écoutons Satie : le second « Madame » de sa lettre fait merveilleusement écho aux grandiloquents « Madame » qu’en son temps Jarry adressait à Rachilde, dans des états proches de ceux où Satie se trouve ce 31.12.1921 : Arcueil-Cachan, le 31 décembre 1921 Madame. Je dois vous avouer que, mis « hors série » à la suite d’un séjour, cet après-midi, à la « Rotonde », je me vois obligé d’abandonner toute idée de réveillon. Mon état, sans être grave, nécessite le repos, le calme, une sorte de retraite pour que je puisse méditer à mon aise sur mon cas. Pardonnez-moi, Madame ; dites, je vous prie, mille choses de ma part au bon Picabia & veuillez voir en moi votre dévoué et domestique Erik Satie 1 Le même jour, Satie adresse un mot au Comte Etienne de Beaumont dont il décline l’invitation pour le réveillon. Les termes du refus sont proches du pneumatique qu’il adresse à Marthe Chenal : « […] je suis déjà « hors concours » […] j’ai fait […] un tour à la « Rotonde » qui m’a « monté » à la tête … »]. 2 Fayard / Imec. Voir aussi, par O. Volta, les indispensables Erik Satie, Ecrits, Champ Libre, 1977 ; La banlieue d’Erik Satie, Macadam & Cie, coll. Lumières de la Ville, 1999 et Erik Satie, Hazan, coll. Lumières, 1997.
3 « Marcel Duchamp et Erik Satie, même : post-scriptum », Etant Donné Marcel Duchamp n° 6 (à paraître).

24 juillet 2005

Ça, c’est vraiment toi

J'ai reçu, dernièrement, un mail d'Assariotakis qui me fait remarquer justement que L’Œil pourrait entretenir des rapports avec les traces iconiques des grottes préhistoriques. L’Œil, à considérer comme un "tableau de chasse" de Picabia ?

Quelques éclaircissements

J’avançais dans une note récente que le dommage subi par L’Œil Cacodylate eut peut-être lieu durant le réveillon du 31 décembre 1921 chez Marthe Chenal. Il existe cependant cette autre reproduction 1 du tableau, sur laquelle figurent toutes les contributions (y compris celle de Fatty, la photographie de Man Ray – Femme à la cigarette, circa 1920 – et les deux photographies de la tête de Duchamp) mais avant la « dégoulinade » dont j’ai parlé précédemment. Selon Michel Sanouillet 2, il y eut quatre séances de signature : - chez Picabia, à Neuilly, avant l’exposition de L’Œil Cacodylate au Salon d’Automne (du 01.11.1921 au 20.12.1921,Grand Palais) - après le Salon d’Automne, avant le réveillon Cacodylate, toujours chez Picabia - chez Marthe Chenal, le 31 décembre 1921 au cours du réveillon Cacodylate - à nouveau chez Picabia, après le réveillon Cacodylate et avant la cession du tableau au Bœuf sur le Toit (1923). Au regard de ce qui précède, deux hypothèses sont envisageables : 1) ce cliché date du 31.12.1921 et fut pris juste avant la « dégoulinade »

2) le dommage eut lieu après le réveillon Cacodylate, chez Marthe Chenal, chez Picabia ou dans les murs du Bœuf sur le Toit, ou encore au cours du transport du tableau jusqu’au Bœuf.

J’écarte l’hypothèse d’un dommage survenu en 1967 (année où le Musée National d’Art Moderne achète le tableau) car dans la plaquette d’hommage à Picabia (Francis Picabia 1879.1954) publiée en avril 1955 par la revue Orbes les dégâts sont déjà visibles. 1 In Histoire de la peinture surréaliste, Marcel Jean, avec la collaboration de Arpad Mezei, Seuil, 1959, p.34. La reproduction est de mauvaise qualité (on la retrouve notamment dans Dada surréalisme, Patrick Waldberg, Michel Sanouillet, Robert Lebel, Rive Gauche Production, 1981, p. 301) mais toutes les signatures sont au rendez-vous. 2 In Francis Picabia et 391, Eric Losfeld, 1966, p. 144, note 4.

Sarà perchè ti amo

Paul Dermée (1886-1951) et sa femme Céline Arnauld (1892-1952)

22 juillet 2005

Il suffirait de presque rien

Georges Ribemont Dessaignes et Man Ray
Près de quatre décennies après « l’âge d’or de Dada » (l’expression relève-t-elle d’un certain sens de l’histoire ou d’une convention facile à adopter ?), Georges Ribemont-Dessaignes, rédigeant Déjà jadis 1 demeurait un brin nostalgique. Déjà jadis, ou Dada blues. Le temps passe vite, et le jadis a tôt fait de se substituer au naguère. Que reste-t-il, de ces amitiés, de ces figures du passé, de ces conflits, de ces réconciliations ? Des archives conséquentes, répertoriées dans des banques de données, aux traces parfois infimes, l’histoire n’aura pas toujours traité ses figures avec les mêmes égards. Faire parler les morts, écrivait Michelet. Réveiller les fantômes, écrivait G.R.D. Que L’Œil Cacodylate ne nous donne pas le sentiment d’une « belle époque dada » : début 1922, les cartes sont en partie distribuées, Picabia s’est déjà séparé du mouvement et, bientôt, André Breton 2 (grand absent de L’Œil) s’occupera de la banque. Comment voir, aujourd’hui, L’Œil Cacodylate ? Comme un cahier de texte signé en fin d’année scolaire par les copains ou comme un registre de condoléances ? J’ai lu quelque part une touchante comparaison avec le plâtre d’un membre cassé sur lequel les amis viennent signer. L’image est belle, on songe à la fracture qui sera bientôt réduite ! Mais G.R.D. se ressaisit, il sait qu’il suffirait de presque rien pour que l’histoire, subitement, se fasse intempestive. " Oui, Dada pourrait reparaître. Mais nous, que pourrions-nous faire ? Nous aurions beau mettre des sels sous le nez de ces fantômes, ils resteraient des fantômes. Pour arriver à un résultat, il faudrait oublier tout le passé. Inventer un mouvement qui ferait exploser à sa manière l'époque actuelle. Et nous, nous serions tout de même influencés par des fantômes. Nous aurions beau, au lieu de leur faire respirer des sels, leur offrir du gardénal ou un de nos fameux tranquilli­seurs pour qu'ils demeurent sages dans leur coin, il suffirait d'un de leurs clins d'œil pour nous troubler. " 1 Paris, René Julliard, "Les Lettres Nouvelles", 1958. Republié en 1973 en 10/18.
2 « Je ne crois pas au prochain établissement d’un poncif surréaliste », écrivait Breton en 1924 dans son Manifeste. Mais le poncif est là, le surréalisme s’est, d’une certaine façon, fait rattraper. Combien de temps faudra-t-il attendre avant qu’un journaliste commente un quelconque fait divers en concluant : « C’est complètement dada » ?

19 juillet 2005

Le jeu des quatre différences

En 1964, Michel Sanouillet (qui vient de faire paraître une nouvelle édition de son indispensable étude Dada à Paris - à laquelle le nom de ce blog fait directement référence - et que je remercie ici pour son attention et ses précieux conseils) fait paraître, aux Editions L’Œil du temps, une monographie consacrée à Francis Picabia. Y figure, page 37, cette reproduction en noir et blanc de L’Œil Cacodylate (j’avançais précédemment qu’il s’agissait d’un cliché de Man Ray mais je n’en suis plus aussi certain. J’attends des précisions du Man Ray Trust en espérant par ailleurs obtenir l’autorisation de reproduire les photographies de Man Ray présentes sur ce blog) accompagnée du copyright suivant : Paris, coll. Le Bœuf sur le Toit. Sur cette reproduction, antérieure à celle à laquelle je renvoie jusqu’à présent, manque une seule signature, celle de l’acteur américain Roscoe « Fatty » Arbuckle [3]. L’exécrable Maurice Sachs * dans son très incertain Au temps du Bœuf sur le Toit, note la présence de l’acteur à Paris : 1922 (Carnet de Blaise Alias) Le gros et brave Fatty qui était venu faire le gentil sur la tombe du Soldat Inconnu s'est mis un terrible scandale sur les bras à Hollywood. Il a tué une jeune dame en la tournant sens dessus dessous pour rire et l'ayant appuyée par terre sur la tête en lui versant de la glace où les hommes ne se présentent généralement qu'avec chaleur. On va arrêter Fatty et interdire ses films dans tous les Etats-Unis. Difficile, très difficile de recueillir des informations exactes sur la présence, début 1922, de Fatty à Paris. Dans quelles conditions l’acteur a-t-il apposé sa signature ? En présence de Picabia ? Il faudrait que je puisse effectuer des recherches à la BNF, ce qui n’est pas à l’ordre du jour. Quoiqu’il en soit, Fatty n’aura ni violé ni tué la très belle Virginia Rappe (un patronyme pour le moins fâcheux au regard de l’accusation) en septembre 1922 (la starlette mourra en réalité d’une péritonite). L'acteur sera lavé de tout soupçon et acquitté par trois fois au terme d’un procès qui, relayé par la presse à scandale, causera sa perte professionnelle. Cette reproduction, donc, donne à voir L’Œil avant la « dégoulinade », mais également avant les deux collages représentant le crâne de Duchamp [1] tonsuré en comète et entièrement rasé. Le premier collage a été réalisé à partir d’une photo (rarement reproduite) de Man Ray (1921) et le second à partir d’un cliché que je date, sous toutes réserves, de 1919, époque où Duchamp réside à Buenos Aires et où il se fait entièrement raser la tête, comme l’atteste une lettre qu’il adresse à Jean Crotti : […] I lost my hair a while ago but an energetic treatment by Yvonne and my close-shaven cut seems to have saved it for a while.** Cette reproduction permet aussi de lire le commentaire, depuis presqu’effacé, de Man Ray : « directeur du mauvais movies » : point [4]. Six mois auparavant, en juin 1921 précisément, Man Ray signait ainsi une fameuse lettre adressé à Tristan Tzara ***. Enfin, point [2], on remarque le collage partiel d’une photographie, à présent bien connue, de Man Ray.

* Voir l’excellent texte de Thomas Clerc, Maurice Sachs le désœuvré, paru récemment aux éditions Allia.

** Voir Ephemerides on and about Marcel Duchamp and Rrose Sélavy, [09.03.1919], J. Gough-Cooper et J. Caumont, Thames and Hudson, 1993.

*** L’en-tête de cette lettre est ornée d’un photogramme représentant la « baronne » Elsa von Freytag Loringhoven, nue, le pubis rasé, prenant une pose des plus suggestives. Sans doute issu du film (perdu ou détruit) que Man Ray et Duchamp tournèrent en 1921, ce document est la seule trace de cette réalisation au cours de laquelle la « baronne » se rasa devant l’objectif des deux compères.

17 juillet 2005

Comprend qui peut

Portrait de Marcel Duchamp par Florine Stettheimer (1923)
Marcel n'est pas ce qu'on appelle / Un intellectuel / Marcel, Marcel / Quand je l'appelle / Moi je l'appelle Marcel [...] Et l'on peut voir / Dans son regard / Comme une lueur d'intelligence (Boby Lapointe)

Suzanne takes you down to her place near the river ...

Suzanne Duchamp par Man Ray (1924)

Juste une mise au point

Picabia présentant son tableau Danse de Saint-Guy (1920, détruit puis réalisé à nouveau sous le titre Tabat-Rat circa 1946-49) au Salon des Indépendants (février 1922)
A la suite de reproches avancés par un journaliste perspicace qui découvrit que Les Yeux chauds de Picabia était composé à partir d’un dessin industriel d’une turbine, Picabia crut bon de réagir rapidement à cette attaque frontale dans les colonnes de Comœdia (23 novembre 1921), dirigé alors par son ami Georges Casella (autre signataire de L’Œil Cacodylate). Après une courte digression 1 orientée sur le rôle du choix de l’artiste dans la création d’une œuvre – argument central chez Duchamp –, Picabia tient un discours plus général et laisse un petit témoignage sur L’Œil, que voici : […] Mes tableaux passent pour des œuvres peu sérieuses, parce qu'ils sont faits sans l'arrière-pensée de la spéculation et parce que j'y travaille en m'amusant comme on fait du sport. Voyez-vous, l'ennui est la pire des maladies et mon grand désespoir serait justement d'être pris au sérieux, de devenir un grand homme, un maître, un homme d'esprit que l'on invite à causer de ses décorations, de ses relations et parce qu'il fait bien dans les dîners, où les gens qui mangent beaucoup sont des gens qui n'ont rien dans le ventre ! Vous voyez ce que je veux dire, l'artiste-ministre, l'artiste-député ! Or, moi, je l'ai écrit bien souvent, je ne suis rien, je suis Francis Picabia ; Francis Picabia qui a signé l'œil cacodylate, en compagnie de beaucoup d'autres personnes qui ont même poussé l'amabilité jusqu'à inscrire une pensée sur la toile ! Cette toile a été terminée, lorsqu'il n'y a plus eu de place dessus et je trouve ce tableau très beau et très agréable à voir et d'une jolie harmonie, c'est peut-être que tous mes amis sont un peu des artistes ! On m'a dit que j'allais me compromettre et compromettre mes amis, on m'a dit aussi que ce n'était pas un tableau. J'estime qu'il n'y a rien de compromettant si, peut-être, ne pas se compromettre ; et je pense qu'un éventail couvert d'autographes ne devient pas un samovar ! C'est pourquoi mon tableau, qui est encadré, fait pour être accroché au mur et regardé, ne peut être autre chose qu'un tableau. […] 1 […] Le peintre fait un choix, puis imite son choix dont la déformation constitue l’Art ; le choix, pourquoi ne le signe-t-il pas tout simplement, au lieu de faire le singe devant ? Il y a bien assez de tableaux accumulés et la signature approbatives d’artistes, uniquement approbateurs, donnerait une nouvelle valeur aux œuvres d’art destinées au mercantilisme moderne. […]

16 juillet 2005

Marthe Chenal vue par Pierre de Massot

Portrait de Marthe Chenal par Pierre de Massot in Essai de Critique Théâtrale (1922)

Soirée VIP (première classe, accueil garanti)

Carton d'invitation au Réveillon Cacodylate du 31 décembre 1921
De son vrai nom Louise Anthelmine, Marthe Chenal naît le 28 août 1881 à Saint-Maurice dans le Val-de-Marne. Interprète, dès 1905, des rôles-phare de l’opéra, elle se fit remarquer le 11 novembre 1918 en chantant « La Marseillaise » depuis le balcon de l’Opéra Garnier, devant une foule immense et la présence de Georges Clémenceau. Incarnation de l’hymne national et du patriotisme français durant la Grande Guerre, Marthe Chenal remporte un grand succès dans les années vingt. Dans sa propriété de Villers-sur-Mer, elle reçoit le Tout-Paris des arts, de la finance et de la politique. Dans les rues de la ville, on la croise à bord de son Hispano-Suiza, elle fait sensation. En dehors du fait qu’elle fréquentait les mêmes milieux que Picabia, c’est sans doute en raison de son excentricité et de son extrême liberté qu’elle se fit remarquer par le Rastaquouère. Il est difficile d’établir avec précision quels furent les rapports qu’entretinrent Marthe Chenal et Picabia mais les archives nous livrent cependant quelques indications : dans une revue musicale qui se serait intitulée Les Yeux Chauds (titre d’une toile de Picabia de 1921), Picabia projetait pour Marthe Chenal le rôle principal et la conception du livret par Igor Stravinsky. Une rivalité avec le baron de Rotschild – qui aurait aimé offrir un théâtre à la cantatrice – fit avorter le spectacle. Fin 1921, Marthe Chenal charge Picabia d’organiser une soirée dans son hôtel particulier de la rue de Courcelles. A cette occasion, Picabia fait imprimer des cartons d’invitations destinés aux VIP plus qu’aux dadaïstes. Germaine Everling (alors compagne de Picabia et avec qui elle passa une partie de l’été 1921 chez Marthe Chenal à Villers) relate dans L’Anneau de Saturne (Fayard, 1970) qu’une centaine d’invités étaient présents ce soir-là. Elle mentionne entre autres noms ceux de Picasso, Brancusi, Vollard et Morand – qui ne signeront pas L’Œil Cacodylate. Les hôtes enfin installés, l’heure de passer à table ayant sonné, Marthe Chenal tint un petit discours (reproduit fidèlement – ou reconstitué ? – par Germaine Everling dans L’Anneau de Saturne) : Mes chers amies et amis. Je tiens d'abord à vous remercier d'avoir accepté mon invitation. Vous savez tous que le cacodylate est l'adjuvant dans lequel on puise une énergie nouvelle, nous permettant de surmonter toutes les fatigues, et vous aurez compris que ce mot de « cacodylate » n'a été employé aujourd'hui que pour symboliser la force que vous prendrez ce soir, je l'espère, au contact les uns des autres. Au fond de vous-mêmes, vous désirez un changement pour 1922 - un changement purement extérieur, naturellement, puisque le soleil est extérieur, la lune extérieure, et que les étoiles de notre cerveau ne sont visibles que pour nous seuls. Vous êtes tous ici des étoiles de première grandeur, bien que de paradis différents : paradis du hasard, paradis de l'art nouveau, paradis parisien ou paradis conservateur. A ma droite, j'ai Francis Picabia qui représente l'extrême gauche. Comme on lui demande l'extrême gauche de quoi ? il répond qu'il n'en sait rien ! A ma gauche, voici Jean Cocteau, extrême droite de la gauche - et moi-même, entre les deux, je ne suis ni de droite ni de gauche, mais je suis heureuse si j'ai pu réunir dans ce petit hôtel un groupe d’individualités militantes qui donnera au monde et à la France de 1922 la vitalité et la jeunesse que nous leur désirons ! Je bois à votre santé et je vous embrasse tous !

12 juillet 2005

Twenty years after (I'm going home)

Captain Picabia

Allons-y doucement, soyons précis

Réveillon Cacodylate chez Marthe Chenal, 1921 © Bibl. Litt. Jacques Doucet
Emprunté au Gaya (et non au Bœuf sur le Toit, qui n’ouvrit officiellement ses portes que le 10 janvier 1922) pour rejoindre, le temps d’un réveillon de fin d’année, les murs policés de l’appartement de Marthe Chenal (« Ecrire quelque chose, c’est bien : / Se taire, c’est mieux »), L’Œil Cacodylate reçut une seconde fois les signatures du cercle de Picabia. Pour l’heure, il m’est difficile d’avancer quelles sont les personnes qui signèrent la toile ce soir de réveillon. On peut cependant remarquer qu’à deux ou trois exceptions près (que je signalerai ultérieurement), les signatures féminines apparaissent en vert émeraude sur la toile tandis que les paraphes masculins apparaissent en noir. Sans doute à cause d’un verre renversé au cours d’une bousculade ou à la suite d’un mauvais geste (les plus imaginatifs d’entre nous feront surgir les rires des convives), la toile fut baptisée, à partir de son deuxième tiers vertical et sur presque toute sa hauteur, d’un liquide à coup sûr alcoolisé. Avec le temps, les signatures et les commentaires de Roland Dorgelès et de Marcel Duchamp ont quasiment disparu. Fort heureusement, un cliché en noir et blanc de Man Ray (autre signature devenue presque illisible) permet de lire la phrase, pour le moins rétive (ou anti-dada, et donc dada ?), de Dorgelès : « Non, je n’en reste pas baba / Et je jure chez Picabia / Que je n’aime pas Dada ». Quant à la phrase de Duchamp 1, parfois mal citée, elle se résume à un jeu de mots qui introduit la deuxième orthographe de son alter ego : « en 6 qu’habilla rrose Sélavy ». Calembour circonstanciel ou relatant, pour les happy few, l’arrosage de la toile ? Petite question : pour quelle raison Raymond Radiguet, tout au fond à droite de la photographie, n'a-t-il pas signé ? To be continued. 1 – Une plaquette hors commerce (Francis Picabia 1879.1954) publiée en avril 1955 par la revue Orbes proposa une reproduction contrecollée – sans doute issue du cliché de Man Ray – de l’intervention de Duchamp. Par ailleurs, sur une affichette de 1964, contemporaine de l’exposition (et du catalogue éponyme, déjà cités) « Francis Picabia, Chapeau de Paille ? 1921 », on pouvait lire, imprimé en bleu sous la reproduction en noir et blanc du Chapeau de Paille ? : « … et roses pour Fr’en 6 π [lire ici la lettre grecque "pi" ] qu’habillarrose Sélavy ». Enfin, dans une lettre postée de New York, datée du 20 janvier 1921, l'inventeur du ready-made s'adressa au Rastaquouère en ces termes : « Mâcheur Fran [cfort sau] cisse Pis qu [e quand elle s’] habilla ».

08 juillet 2005

Je t'attendrai à la porte du garage, tu paraîtras dans ta superbe auto

Picabia photographié par Man Ray en 1921 à bord de son bolide (Delage)

On ira tous au paradis

Picabia à New York (Coney Island ?), photomontage, 1917

C'est extra

Picabia dans sa Maison rose au Tremblay-sur-Mauldre (1922-1924) © Bibl. Litt. Jacques Doucet

21 juin 2005

« Je suis affamé de liberté. Et me saoule à la paresse. » Clément Pansaers [3]

Gravure de Clément Pansaers (Bar Nicanor, 1921)
Depuis peu, Clément Pansaers est souffrant, il se plaint auprès de ses correspondants (Tristan Tzara notamment) d’un mauvais état de santé et d’un « moral lamentable ». Malgré tout, un nouveau projet l’anime, qui ne verra cependant le jour qu’en novembre 1921. Durant cette période de souffrance et de difficultés matérielles, Pansaers continue d’écrire. Passionné par le taoïsme, il prépare une étude sur le philosophe Tchouang-Tseu. Source jusqu’à présent peu étudiée, le taoïsme serait en effet une des pierres de touche de son œuvre. Pansaers s’en explique à son médecin bruxellois, le docteur Willy Schuermans : « C’est de Tchouang-Tsi que je tiens partiellement mes principes - d’alogique, annulant complètement la logique, la psychologie, etc. des philosophies occidentales - et que j’applique dans mes romans et autres essais - et qu’on range parmi le Dada - alors qu’en réalité beaucoup des Dadas n’ont aucun critérium personnel - si ce n’est la réclame ! » A cette époque, Pansaers fréquente Ezra Pound, James Joyce, Jean Cocteau, Valéry Larbaud, Léon-Paul Fargue et Jean de Bosschère, qu’il apprécie particulièrement. Il peint aussi quelques toiles qu’il parvient à vendre. En septembre, il propose à Picabia de réaliser avec lui un numéro spécial de la revue Ça Ira ! qui paraît en novembre sous le titre « Dada, sa naissance, sa vie, sa mort » et pour lequel de nombreux collaborateurs se sont associés à Pansaers : Céline Arnauld, Jean Crotti, Paul Eluard, Pierre de Massot, Benjamin Péret, Francis Picabia, Ezra Pound et Georges Ribemont-Dessaignes. L’entourage de Pansaers, auquel ce dernier n’accorde plus beaucoup de sa confiance, lui suggère par ailleurs de concevoir un nouveau projet, intitulé « Bilboquet » et qui aurait réuni les signatures de Constantin Brancusi, Jean Cocteau, Marcel Duchamp, Ezra Pound, Igor Stravinski ... Pansaers n’aura le temps que de tracer les grandes lignes et l’aspect administratif de cette revue d’avant-garde. Malgré son mauvais état de santé, Pansaers assiste en février 1922 à une réunion, organisée à la Closerie des Lilas et opposant certains dadas parisiens (Tzara, Satie, Cocteau, Man Ray ...) à André Breton. Les lettres de Pansaers au docteur Schuermans se multiplient. Pansaers est au plus mal, il envisage le suicide. Le 21 avril, il est admis à l’hôpital de la Charité à Paris. Picabia, Cocteau et de Massot (ce dernier lui apporte son étude De Mallarmé à 391) rendent visite au malade atteint de lymphadénie aleucémique. Malgré l’extraction d’un ganglion suivi d’un traitement radiothérapique, le mal gagne. Pansaers décèdera le 31 octobre 1922 à l’âge de trente-sept ans. BIBLIOGRAPHIE Editions originales - Le Pan-Pan au Cul du Nu Nègre, éditions Alde, coll. AIO, Bruxelles, 1920. - Bar Nicanor, éditions A.I.O., Bruxelles, 1921. - L’Apologie de la paresse, éditions Ça Ira !, Anvers, 1921. Correspondance - Sur un aveugle mur blanc et autres textes, Lettres à Tzara et Picabia, édition de Marc Dachy, Transédition, Bruxelles, 1972. Rééditions - Bar Nicanor et autres textes dada, édition établie et présentée par Marc Dachy, Gérard Lébovici / Champ Libre, Paris, 1986. - L’Apologie de la paresse, éditions Allia, Paris, 1996. Rééditions en fac-similé - Le Pan-Pan au Cul du Nu Nègre, avec un avant-propos de Benjamin Hennot, Didier Devillez éditeur, coll. Fac-Similé, Bruxelles, 2002. - Bar Nicanor, avec un portrait de Crotte de Bique et de Couillandouille par eux-mêmes, avec un avant-propos de Benjamin Hennot, Didier Devillez éditeur, coll. Fac-Similé, Bruxelles, 2002. Revues et articles - « Meeting pansaerien », édouard Jaguer, Phases, n° 1, 1954. - Temps Mêlés. Parade pour Picabia /Pansaers, Verviers (Belgique), 1958. - « Sur Clément Pansaers », Marcel Lecomte, Synthèse, n° 161, octobre 1959 et « Le Suspens », Mercure de France, 1971. - Ça Ira !, collection complète (1920-1923), éditions Jacques Antoine, 1973. - Résurrection, cahiers mensuels littéraires illustrés, collection complète, 1917-1918, éditions Jacques Antoine, 1974.- « L’éternel retour du pan-pan au cul », Rossano Rossi, Textyles, n° 8, novembre 1991, pp. 29-37.

20 juin 2005

« Je suis affamé de liberté. Et me saoule à la paresse. » Clément Pansaers [2]

Extrait d'une lettre inédite de Clément Pansaers adressée à André Breton ©
Août 1920, Clément Pansaers séjourne à Paris pour quelques jours. Il rencontre alors Francis Picabia, qu’il recontacte en septembre pour lui soumettre un projet de manifestation dada à Bruxelles ainsi que le projet d’une maison d’édition dada. En raison des pourparlers engagés par les dadas parisiens (qui inviter, qui écarter de cette manifestation bruxelloise ?), ces deux projets n’aboutiront pas. Pour Pansaers, 1920 s’achève dans la déception, d’autant que Jean Paulhan vient de lui adresser une lettre dans laquelle il lui fait part de son refus de publier son Lamprido, un « roman » composé à partir de "Je Blennhorragie" : « (...) je ne me sens pas encore suffisamment fixé sur le sens et la portée que vous avez pensé donner à cette œuvre pour pouvoir l’accueillir dans la Nouvelle Revue française. » Début 1921, Pansaers fait partie des signataires du tract « Dada soulève tout » rédigé à l’encontre du futuriste Marinetti et plus particulièrement de sa conférence sur le tactilisme, prononcée en janvier au Théâtre de l’Œuvre à Paris et publiée le même mois dans Comœdia. Picabia se chargera de rappeler à Marinetti, dans un article également publié dans Comœdia, l’antériorité du tactilisme « inventé à New York, en 1916, par Miss Clifford-Williams. » Annoncé dans les premiers jours de février par la revue belge Ça Ira !, Bar Nicanor (avec un portrait de crotte de bique et de couillandouille par eux-mêmes) est publié le 15 février 1921 aux éditions A.I.O. Tiré à trois cent cinq exemplaires, ce volume d’une cinquantaine de pages est imprimé en caractères sépia sur un papier orange. Le soin apporté à la mise en page (celle-ci est rythmée par une étroite colonne de texte distribuée à gauche, à droite ou au centre des folios) ainsi qu’à la typographie font de Bar Nicanor une des plus étonnantes publications dada. Les pérégrinations qu’accomplissent Crotte de Bique et Couillandouille, à travers des dancings où l’on boit force alcools (gin, whisky, grappa, kirsch, anis, absinthe, vodka, brandy, Triple-sec, Cointreau, marasquin, Bénédictine, Grand Marnier ...) et dans lesquels on danse au rythme du fox-trot, du jazz ou du ragtime, constituent la toile de fond sur laquelle Pansaers donnera libre cours à son improvisation, convoquant tour à tour jeux de mots et onomatopées ou encore des termes anglo-saxons qui firent florès à cette époque où l’Amérique faisait encore rêver. En ce mois de février 1921, la prose jubilatoire de Pansaers semble se situer aux antipodes de sa situation personnelle : dans une lettre adressée à Valéry Larbaud, le poète annonce qu’il a tout perdu à la bourse et qu’il envisage de partir pour Haïti ou la Chine. Une velléité d’exotisme, car Pansaers poursuit son travail et achève le 20 mars un texte intitulé "Point d’orgue programmatique pour jeune orang-outang". Fin avril, Pansaers s’installe à Paris. Le soir du 25, au Certà, éclate la fameuse « affaire du portefeuille » qui va diviser les dadas parisiens et participer à la décomposition de leur mouvement. La polémique opposera notamment Pansaers à André Breton, ce dernier étant partisan de conserver le portefeuille, avançant qu’il n’a pas mangé depuis plusieurs jours. Finalement, Paul Eluard remettra le lendemain l’objet trouvé à son propriétaire. Les arguments de Pansaers, relatant la discorde à Francis Picabia et lui annonçant son désir de se retirer du groupe, furent suffisamment convaincants car l’auteur de Jésus-Christ rastaquouère suivit Pansaers dans sa décision. Trois mois plus tard, Pansaers publiera dans Le Pilhaou Thibaou (juillet 1921) « Une Bombe déconfiture aux Iles sous le vent », un texte dans lequel Breton est dépeint sous les traits d’un « professeur platonicien - gonflé au pourpre violet de l’excommunication. »

[…]

19 juin 2005

A maman et à papa, tendrement, Pierre de Massot, 1926 [3]

Pierre de Massot à Pontcharra (1928)

Comme le fit Jacques Rigaut, de Massot s’adonne, en ces années trente, à diverses drogues (héroïne, morphine, cocaïne, opium, éther, haschich) ainsi qu’à l’alcool, en dépit d’une santé déjà fragile. Quelques tentatives de désintoxication ne viendront pas à bout de ce tempérament excessif et foncièrement désespéré. De Massot consignera son quotidien tourmenté dans les pages de son « Cahier noir », un journal qui reste inédit à ce jour. Malgré le soutien de sa compagne Robbie (de son vrai nom Eliga Helen Stewart Robertson, une jeune femme écossaise que lui présenta Man Ray en 1922), de Massot ne rencontre que peu de répit dans son existence contrainte par une situation financière qui désormais ne s’améliorera plus. Le couple entreprendra quelques voyages au terme desquels il se séparera. Ils auront un fils, Pierre-François, né en avril 1932. Robbie (qui dut ce surnom à Marcel Duchamp) quittera de Massot quelques mois pour vivre une aventure avec une amie commune. Malgré cette relation difficile, parfois déchirante, de Massot et Robbie se marient en juillet 1928, année où paraît Soliloque de Nausicaa, illustré de cinq dessins de Jean Cocteau qui, quelques années auparavant, lui fit part de son soutien : « J’affirme n’avoir jamais vu en toi un petit provincial que tout écorche mais un cœur adorable que tous essayent de durcir. Ce n’est pas pareil. » Le couple restera lié, sans toutefois mener une vie commune, jusqu’à la mort de Robbie survenue à la fin du mois d’août 1951.

Les années trente marquent la prise de distance du poète avec les mouvements littéraires et en particulier avec le surréalisme. Resté proche d’André Breton, le « déserteur » de Massot passe par une période d’introspection qui verra naître deux textes autobiographiques : Billy, bull-dog et philosophe, ou Prolégomènes à une éthique sans métaphysique, paraît en 1930, et Mon corps, ce doux démon, « écrit en 1932 à bord de L’Horizon », le yacht de Francis Picabia ancré dans le port d’Antibes si l’on s’en tient à la précision de l’achever d’imprimer de l’ouvrage qui ne sera publié qu’en 1959 et dans lequel il relate sa bisexualité : « La plupart des mes amies sont, pour employer la terminologie de Marcel Proust, gommorhéennes (...) Je recherche (...) toujours l’amitié des invertis des deux sexes, quelle que soit la classe sociale à laquelle ils appartiennent, pour ce qu’ils bénéficient d’une intelligence et d’une sensibilité extrêmement aiguës, et que la liberté pour eux n’est pas un vain mot. Aussi quelle joie lorsque Robbie, notre intimité tout à fait établie, m’avoua des goûts des préférences identiques aux miennes, et aux miens, et fortement, son propre sexe. Cette dernière déclaration m’enchantait : on admettra que dès lors je misse tout en œuvre pour la concrétiser. » Ces deux derniers textes mis à part (les plus longs de l’ensemble de son œuvre), l’activité littéraire de Pierre de Massot se ralentit notablement. Son étude sur le music-hall, Jolies poupées, semble marquer une pause dans sa production littéraire en cette année 1931, où il écrit « Le déserteur », un poème qui paraîtra dans le n° 3 de la revue Orbes (première série, printemps 1932) dirigée par Jacques-Henry Lévesque et Olivier de Carné. La seconde série d’Orbes accueille ses notes de lecture, parmi lesquels figure sa recension (Orbes n° 2, été 1933) de L’Opposition et les cases conjuguées sont réconciliées, un traité d’échecs que Marcel Duchamp et Vitaly Halberstadt ont publié sen 1932. Cet article lui donne l’occasion de signaler la prochaine parution de la Boîte verte de Duchamp : « J’attends avec impatience le nouveau livre que prépare Marcel Duchamp [...] qui n’a pas fini de nous étonner et d’exciter notre émerveillement et notre admiration ». Le n° 4 et dernier de cette seconde série d’Orbes (été 1935) réunira une fois encore les noms de Duchamp (qui illustre la quatrième de couverture avec Témoins oculistes, un dessin réalisé sur papier carbone en 1920) et de Massot, qui publie sa note de lecture consacrée à la Boîte verte : « Je considère [...] que l’importance de ce livre est [...] analogue à celle des « Illuminations » et des « Champs de Maldoror ». Je prévois déjà ses scoliastes futurs, d’innombrables exégètes à venir et les thèses qu’il suscitera. Je suis certain d’être bon prophète. Je n’en veux aujourd’hui pour garantie que les rires à contre-sens et l’incompréhension totale du plus grand nombre ». Par ailleurs, ses activités politiques deviennent plus soutenues et sa collaboration sous forme d’articles ne se limite plus aux seules colonnes de L’Humanité. Des organes proches du P.C.F. accueillent ses prises de position que la guerre, pendant laquelle il rejoint les rangs des F.T.P., n’aura fait qu’exacerber plus encore. Dès lors, de Massot sera de tous les combats et signera un bon nombre de manifestes antifascistes à partir de 1946. Contre le régime de Tsaldaris en Grèce, contre la guerre du Vietnam en 1949, contre la signature du Pacte des Cinq en 1951. Il militera également pour la libération du poète turc Nazim Hikmet en 1950, pour celle d’Henri Martin en 1953 et de Messali Hadj en 1954. Seuls les évènements de Hongrie, après lesquels il démissionnera aussitôt du P.C.F. en 1956, mettront un frein à son militantisme. L’après-guerre, durant laquelle, de 1947 à 1958, il travaille en qualité de rédacteur pour Paramount Pictures, n’aura laissé que peu de place à la poésie et à la littérature. En 1945, paraissent 5 poëmes, un recueil tiré à trente exemplaires, dédié à Marcel Duchamp et comportant un portrait de l’auteur par Francis Picabia ; en 1949, une autre plaquette hors commerce, Orestie ; en 1954, Mot clé des Mensonges ; en 1955, Galets abandonnés sur la plage, dédié à Georges Auric et comportant une eau-forte de Jacques Villon. Les Nouvelles littéraires continuent de publier ses articles mais sa situation matérielle demeure des plus précaires. Jean Cocteau, André Gide, Jacques Maritain et Marcel Duchamp lui viennent en aide. En 1961, année où de Massot passe plusieurs mois au sanatorium d’Assy en raison de sa santé de plus en plus mauvaise, une vente de solidarité est organisée en sa faveur, et en celle de Georges Bataille, à l’Hôtel Drouot. A cette occasion, Zadkine, Duchamp, Arp et Villon font don de quelques unes de leurs œuvres. La participation financière de ses amis lui permettra la même année de publier Le Mystère des Maux, un recueil regroupant la majeure partie de ses poèmes. L’épigraphe de Francis Scott Fitzgerald, issue d’une des plus terribles nouvelles de l’écrivain américain (La Fêlure, 1945), que Pierre de Massot inscrit en exergue d’un de ses derniers textes (Marcel Duchamp, Propos et souvenirs, 1965) ne laisse aucun doute quant à la clairvoyance du poète au regard de son état de santé : « Toute vie est l’histoire d’un processus de destruction. » A seule fin d’augmenter ses droits d’auteur, le galeriste et éditeur Arturo Schwarz prévit pour l’édition de ce portrait-souvenir aux accents souvent nostalgiques, un tirage de tête agrémenté d’un ready-made de Marcel Duchamp (L.H.O.O.Q.) . Deux autres figures majeures des années dada, du temps de 391, du Bœuf sur le toit et des premières amitiés, seront les sujets des deux derniers livres de Pierre de Massot : Francis Picabia, une monographie publiée en 1966, et André Breton ou Le Septembriseur, publié en 1967. Cependant, l’état de Pierre de Massot ne fait que s’aggraver. Peu après la mort d’André Breton, il doit affronter une sévère dépression qui l’oblige à une hospitalisation de plusieurs mois. Dès lors, de Massot ne quitte plus Paris, où, rue Dauphine, il partage une chambre meublée dans un hôtel des plus modestes avec sa dernière compagne, Micheline Kunosi. C’est dans le plus complet dénuement que Pierre de Massot déserte définitivement la vie le 3 janvier 1969. BIBLIOGRAPHIE - De Mallarmé à 391, Au Bel Exemplaire, Saint-Raphaël, s.d. [1922]. - Essai de Critique Théâtrale, Paris, hors commerce, s.d. [1922]. - The Wonderful Book. Reflections on Rrose Sélavy, Paris, hors commerce, s.d. [1924]. - Parisys ou Sans dessous de Soie, Paris, hors commerce, 1925. - Saint-Just ou Le divin bourreau, Paris, hors commerce, 1925. - Etienne Marcel prévôt des marchands, Paris, hors commerce, 1927. - Soliloque de Nausicaa, Paris, hors commerce, 1928. - Prison de soie, Paris, les éditions de Paris, Coll. Les Images de Paris, n°1, 1930. - Prolégomènes à une éthique sans Métaphysique ou Billy, bull-dog et philosophe, Paris, éditions de la Montagne, 1930. - Fleurs des champs, Paris, les éditions de Paris, Coll. Les Images de Paris, 1930. - Jolies poupées, étude sur le music-hall, Paris, les éditions de Paris, Coll. Les Images de Paris, 1931. - Mots clé des mensonges, Paris, hors commerce, 1954. - Galets abandonnés sur la plage, Alès, PAB, 1958. - Tiré à quatre épingles, Alès, PAB, 1959. - Mon corps, ce doux démon, s.l.n.d. [Alès, PAB, 1959]. - Oui, lettres d’Erik Satie adressées à Pierre de Massot, Alès, PAB, 1960. - Le mystère des maux, Paris, hors commerce, 1961. - Marcel Duchamp, Propos et souvenirs, Milan, chez Arturo Schwarz, 1965. - Francis Picabia, Paris, Seghers, Coll. Poètes d’aujourd’hui, 1966. - André Breton ou Le Septembriseur, Paris, Eric Losfeld, Le Terrain Vague, 1967. - Le déserteur, Œuvre poétique 1923-1969, poèmes rassemblés et présentés par Gérard Pfister, Paris, Arfuyen, 1992. - Etude sur Pierre de Massot (1900-1969), thèse de doctorat inédite soutenue par Gérard Pfister à l’Université de Paris IV-Sorbone, 1975. - Dossier Pierre de Massot (articles et documents inédits, correspondance, bibliographie) in Etant donné Marcel Duchamp, n° 2, A.E.M.D. et éd. Liard, Baby, 2000, pp. 52-176.

17 juin 2005

« Je suis affamé de liberté. Et me saoule à la paresse. » Clément Pansaers [1]

Couillandouille / et Crotte de Bique / en tournée 270e de / Saoulographie ( ... ) Pic me up / sucer toute la Californie / à la paille : assurément, il faut aller chercher du côté de chez Kurt Schwitters (Anna Blume, 1919) ou encore chez Melchior Vischer (Transcerveau express, 1920), pour trouver un esprit aussi singulier que celui de Clément Pansaers, auteur de ces lignes issues de Bar Nicanor (1921). Véritable apax dans le paysage dada, l’œuvre de Clément Pansaers demeure aujourd’hui encore d’une incisive fraîcheur d’esprit. « Les mots sans rides » 1 pourraient aisément qualifier ce corpus à qui Dada doit beaucoup mais qui en revanche n’a guère contracté de dettes à l’égard de ce dernier. Les « purs dadaïstes » avaient une longueur d’avance sur Dada, qu’ils servirent pour s’amuser avant de passer à autre chose. Clément Pansaers fut de ceux-ci, à cette notable différence qu’il n’eut pas beaucoup de temps devant lui. C'est dans la province du Brabant flamand, à Neerwinden, que naît Clément Pansaers le 1er mai 1895. Ses parents le destinent aux ordres dès l’âge de dix ans. Il ne quittera le séminaire qu'à l'âge de vingt et un ans, échappant de justesse à son ordonnancement de sous-diacre. Dans un texte autobiographique encore inédit à ce jour, Pansaers commente la conséquence de sa défroque : « Ma mère, bigote accomplie [...] m'envoya aussitôt sa bulle d'excommunication et défense formelle de rentrer à tout jamais chez elle. Je ne fus plus son fils et là-dessus je tombai dans la vie comme dans le vide. » Quelque six années après son mariage (en octobre 1907) avec Marie Robbeets, Clément Pansaers trouve un emploi à la Bibliothèque Royale de Belgique, à Bruxelles, un poste qu'il occupe de mai 1913 à septembre 1914. C'est également dans la capitale belge que Pansaers rencontre Carl Einstein, dont il devient l'un des proches et dont il traduira deux des trois premiers chapitres de Bébuquin ou les dilettantes du miracle, paru en 1913. L'auteur de Negerplastik (1915) et Pansaers prendront part activement, en novembre 1918, au soulèvement des soldats-ouvriers à Bruxelles. Début 1917, alors qu'il travaille à la réalisation du premier numéro de la revue Résurrection (il en dirigera les six livraisons entre décembre 1917 et mai 1918), Pansaers rédige L'Apologie de la paresse, dont un extrait paraît, début mai, dans la revue Haro, avant d'être publié aux Editions Ça Ira ! en juillet 1921, mois où naît son fils, Clément Claus. Conçu sous la forme d’un questionnaire (« … Tu t'obstines ? La paresse est la grande volonté qui tourne le ciel et la terre ! »), L'Apologie de la paresse porte déjà en germe les accents dada du Pan-Pan au Cul du Nu Nègre et de Bar Nicanor : « Saveur ? Enorme. Saveurs royales, impériales, extra-dry (…) » En 1919, par le biais d'un revue anglaise (Infinito), Pansaers découvre l'existence de Dada. Dans une lettre du 8 décembre 1919, il s'adresse à Tristan Tzara pour lui proposer sa collaboration à la revue Dada (« … [qui] s'apparente à ma conception poétique et artistique ») que dirige le poète roumain. Tzara compte alors Pansaers parmi la longue liste des « Présidents Dada », figurant dans le Bulletin Dada n° 6 (mars 1920), lequel précise par ailleurs que « Tous les membres du Mouvement Dada sont présidents » et que « Tout le monde est directeur du Mouvement Dada. » L’esprit dada de Pansaers ne témoigne pas moins d’une pertinence rare quant à l’immédiate situation de l’après-guerre qui laisse l’Europe exsangue et la relève des jeunes esprits désabusée. La revue Les Humbles (n° 9-10 de janvier-février 1920) fait place à une analyse de Pansaers sous le titre « Orangoutangisme », un article qui ne laisse pas de nous étonner au regard de sa clairvoyance sans appel : « La guerre n’a donc pas assez massacré, puisque l’après-guerre organise méthodiquement le commerce du massacre. L’industrie de l’idée est systématisée. Le commerce de la parole en est le succédané. (...) Le chaos n’est pas né de la guerre. Du chaos de l’avant-guerre naquit la muflerie de la spécialisation,qui enfanta, en séries, les abstractions telles que : jésuitisme, industrialisme, intellectualisme et mille autres idéologismes corrupteurs (...) Fallait-il que cette succession d’idéologies, avec leurs multiples subdivisions de logique, critique, psychologique, artistique et autres morales scientifiques pour déterminer la place du ventre dans ce monde (...) Toute révolte avorte dans l’abondance. »

[...]

1 « Les mots sans rides », article d’André Breton paru dans Littérature, n° 7, décembre 1922, pp. 12-14.

16 juin 2005

A maman et à papa, tendrement, Pierre de Massot, 1926 [2]

Pierre de Massot et Robbie, Deauville, août 1925
Peu rémunératrices, les activités de Pierre de Massot le contraignent, en 1922, à quitter la capitale et à rejoindre Pontcharra. Une fois de plus, Picabia lui viendra en aide en lui proposant de remplir le rôle, au printemps 1922, de précepteur auprès de ses deux filles habitant avec leur mère, Gabrielle Buffet. L’épisode sera bref et de Massot finira par regagner Paris où il travaillera dans une librairie. Il y fera notamment la connaissance, entre autres acteurs du mouvement dada, de Tristan Tzara. A cette époque, de Massot prend la défense de Picabia, vivement attaqué par la critique à la suite de ses envois au Salon des Indépendants et au Salon d’Automne, en particulier à cause de ses toiles La Nuit espagnole et La Feuille de vigne. Faisant imprimer et distribuer un tract à la porte du Salon d’Automne, la défense de Pierre de Massot s’exprima sur un ton tout empreint des frasques dadaïstes : « Moi, Pierre de Massot, jeune homme idiot, provincial, sentimental, arriviste, opportuniste et sans avenir, j’affirme que vous seuls, charmants artistes, êtes encore persuadés que Francis Picabia se fout du monde [...] » Mais la liberté dada, apparemment, avait des limites pour certains, en l’occurrence pour le puritain André Breton. Lors de la soirée du Coeur à Barbe, qui se tint le 6 juillet 1923, de Massot lut une déclaration qui déplut fortement au chef d’orchestre de Littérature : « André Gide, mort au champ d’honneur, Pablo Picasso, mort au champ d’honneur [...].» Prenant la défense de Picasso, alors sur les lieux, Breton monta sur scène et ordonna à de Massot de quitter la salle. Devant le refus du jeune homme, maintenu de part et d’autre par les solidaires Robert Desnos et Benjamin Péret, Breton asséna un coup de canne à de Massot et lui fractura le bras, ce qui ne l’empêcha pas de terminer sa lecture après l’évacuation par la police de l’outragé et de ses sbires. Autre amitié d’importance, celle de Marcel Duchamp, dont il acquit plusieurs de ses œuvres au cours de sa vie et auquel il consacrera, en 1948, un article le présentant sous les traits les plus élogieux qui soient : « Tout de suite, j’admirais ce visage, cet admirable profil d’une pureté sans égale, cette élégance souveraine dans la vêture, les gestes, le parler, cette espèce de dandysme hautain que tempérait la gentillesse la plus exquise. Et ce rire silencieux aussi qui coupait le souffle aux pédants. » [« Esquisse pour un portrait à venir de Marcel Duchamp », Le Journal des Poètes]. En 1924, deux ans après son Essai de Critique Théâtrale, qu’il dédie à Germaine Everling et que préface Francis Picabia, de Massot publie un ouvrage pour le moins laconique consacré au père du ready-made et intitulé The Wonderful Book. Reflections on Rrose Sélavy : hormis une courte Introduction « Par une femme sans importance » (écrite par De Massot lui-même), cette publication se résume aux douze pages d’un agenda ne comportant que les mois de l’année. Marcel Raval chroniquera cette publication atypique dans le numéro 36 de la revue Les Feuilles Libres (mars-juin 1924) : « The Wonderful Book est un livre blanc, mais de cette blancheur par laquelle s’exprime un malaise, un manque de foi. Pierre de Massot, par ironie, observe deux minutes de silence pour tous ceux qui ne le feront jamais. » Un « manque de foi », ou un geste dada se jouant des limites traditionnelles imparties au livre et que le lecteur retrouve après le rappel des ouvrages publiés « du même auteur » : à paraître : Rien. Poursuivant une activité qui débuta dans Comœdia en 1920, de Massot continue de publier des articles ou des poèmes dans les nombreuses revues de l’époque. Son nom apparaît en effet aux côtés de ceux de Philippe Soupault, Serge Charchoune et Kurt Schwitters dans le troisième numéro de Manomètre (août 1923) ; dans Les Feuilles libres en 1923 et 1924; dans La Révolution surréaliste en 1929 où il fait partie des signataires du manifeste « La révolution d’abord et toujours ! », etc. Du 6 juin au 8 juillet 1929, loin de ses premières contributions dada dans 391, de Massot livre 33 épisodes d’un « récit paysan » à L’Humanité (De Père inconnu). Le choix de ce dernier quotidien comme support ne fut pas l’effet du hasard : les aspirations politiques de Massot l’amenèrent effectivement, à l’approche de la guerre, à devenir un militant actif du Parti Communiste Français, avant de consacrer ses dernières forces vives, à la fin des années cinquante, à des groupes d’extrême gauche d’obédience trotskiste. 1929 est une année noire pour le poète : le 8 novembre, il apprend le suicide de son ami Jacques Rigaut. L’auteur de l’« Agence Générale du Suicide » venait de mettre fin à ses jours avec le revolver qu’il lui avait remis quelques jours plus tôt. Si les textes des deux hommes diffèrent en bien des points d’un point de vue littéraire, une sensibilité commune, et peu commentée jusqu’à présent, les apparente. Pour ces poètes en quête d’absolu, qui ne firent que peu de concessions dans leur existence en définitive peu heureuse, Dada ne fut qu’un épiphénomène, un support fragile pour deux personnalités extrêmes ayant adopté la posture du dandy en pur désespoir de cause.

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15 juin 2005

A maman et à papa, tendrement, Pierre de Massot, 1926 [1]

Pierre de Massot par Berenice Abbott ©

Pierre de Massot naît à Lyon le 10 avril 1900. Il est le sixième enfant du comte et de la comtesse de Massot de Lafond. En dépit de ses origines aristocratiques, la famille de Massot est sans fortune. Quand son père prend sa retraite (il est alors économe à l’Hôtel-Dieu de Lyon), la famille s’installe dans une petite ville du Rhône, Pontcharra-sur-Turdine. Faisant preuve d’excellentes dispositions littéraires, Pierre de Massot passe avec succès ses deux baccalauréats. Dès novembre 1919, De Massot part pour la capitale mais des soucis financiers l’obligent à retourner vivre chez ses parents pour quelque temps. Afin de se tenir au courant d’une actualité concentrée à Paris, il s’abonne à Comœdia, « le magazine des spectacles et des arts » dans lequel, par le biais d’un compte rendu de la dixième livraison de la revue 391 créée par Francis Picabia, il découvre le mouvement Dada. Il s’y abonne également et fait part à Picabia de son enthousiasme : « Alors que le clan réactionnaire et philistin semble devoir, ces jours derniers, fixer au dadaïsme des limites (...), il se fait qu’il passionne étrangement un tout jeune écrivain provincial, je dirais presque campagnard. Oui, Monsieur, si naïve que paraisse ma déclaration, je suis des vôtres, étant un pèlerin de l’Absolu, ... à Rebours. » C’est ainsi que Picabia, ravi de cette lettre, devient son protecteur (il le nomme « gérant » de 391, l’héberge dès novembre 1921) et l’introduit dans les cercles parisiens de l’avant-garde. De Massot fréquente alors un grand nombre d’artistes et d’écrivains, parmi lesquels on compte André Gide, Jean Cocteau, Henry de Montherlant, Jacques Rigaut, Erik Satie. à présent en bonne place, Pierre de Massot peut enfin participer activement aux diverses activités dada. Encouragé notamment par Max Jacob à qui il voue une grande admiration (« Il n’était à mes yeux que l’incarnation du poète », écrira-t-il en 1948 dans Les Nouvelles Littéraires) il commence à publier ses premiers textes, sous forme d’articles et de manifestes.Observateur d’un monde qui jusque-là lui était étranger, il écrit, entre juillet et novembre 1921, De Mallarmé à 391. Premier ouvrage consacré aux avant-gardes, dédié à Francis Picabia (qui finança en partie l’entreprise) et à Marcel Duchamp, De Mallarmé à 391 est publié début 1922, mais passera inaperçu, les attentions de ses pairs étant focalisées sur le Congrès de Paris. Bien que ne comportant pas de mention de tirage, ce premier essai a sans doute connu le même sort que ceux qui le suivront, c’est-à-dire un tirage des plus confidentiels (sa plaquette intitulée Orestie ne sera publiée qu’à... 6 exemplaires). Ces faibles tirages ainsi que la place encore mineure accordée aujourd’hui à Pierre de Massot au sein de dada et du surréalisme, ont peu à peu relégué, fort injustement, cette œuvre au rang réducteur de rareté bibliophilique.

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14 juin 2005

Les subversifs en villégiature

Photo : Archives Picabia
Jean Crotti, Germaine Everling, Francis Picabia et Suzanne Duchamp, promenade des Anglais, Cannes, 1921.

13 juin 2005

Auric préfacier

En octobre 1964, Georges Auric signe la préface du catalogue de l'exposition "Chapeau de paille ?" (Galerie Louis Carré, 04.11 - 04.12.1964, Paris) consacrée à Francis Picabia. Touchante introduction, suivie d'une vingtaine de pages (Petit lexique picabiesque "1921" - Les signataires de L’Œil Cacodylate) brossant rapidement les profils de la soixantaine de protagonistes qui fait l'objet de ce blog. Ce document m'a été communiqué par Jean-Luc Thierry

12 juin 2005

Le rastaquouère

Au début des années 20, Picabia bénéficie d’une grande notoriété dans les cénacles littéraires et artistiques parisiens. Grâce à sa situation financière des plus confortables, il évolue à son aise dans les milieux chics de la capitale. Passant sans transition du salon tenu par sa compagne Germaine Everling aux « mardis de Rachilde », des soirées au Bœuf aux premières théâtrales, Picabia paraît se disperser (ce rire dada semble en effet bien mondain) mais parvient surtout à faire se rencontrer des personnalités qu’en apparence tout oppose. Ainsi convie-t-il, pour le vernissage de son exposition de décembre 1920, le jazz-band qu’anime alors Jean Cocteau et qui comptera pour spectateurs Max Jabob, Paul Poiret, l’Ambassadeur de Cuba, Marthe Chenal, Pablo Picasso …Sans aucun doute, être dada ne signifiait pas la même chose pour tout le monde. Alors que ce Rastaquouère peut envisager à tout moment des séjours sur la Côte d’Azur grâce à ses luxueuses voitures, certains, comme Eric Satie, vivent dans des meublés miteux.