"M. Jean Cocteau" par Bing, Fantasio, septembre 1924
« Quel est donc ce petit jeune homme qui vient de m’appeler « cher collègue » ? demandait un jour Catulle Mendes, dans un salon littéraire fort connu.
— C’est M. Jean Cocteau », lui fut-il répondu.
À cette époque Jean Cocteau avait dix-huit ans. Quinze ans ont passé, mais le physique singulier de l’adolescent d’alors n’a guère changé ; il est mince et souple comme un roseau pensant. Ses yeux brillent, malicieux, sous un front baudelairien, et sa chevelure se dresse comme celle d’un clown musical. Il a l’air d’un étudiant, dont la mère nouerait la cravate tous les matins...
M. Jean Cocteau a deux réputations : l’une qui est exécrable et l’autre qui est enthousiaste, il joue des deux avec la nonchalante désinvolture d’un enfant gâté, et il serait difficile de préciser laquelle chatouille le plus agréablement son amour-propre. La première lui donne l’estime des petits jeunes gens aux mains gantées d’antilope, et la seconde lui apporte, avec l’enthousiasme véhément de pas mal de vieilles dames tumultueuses, la considération attendrie, d’un éditeur dernier cri, qui ne jure que par lui et l’a pris pour arbitre des chefs-d’œuvre.
M. Jean Cocteau, malgré qu’il n’ait encore que trente-trois automnes, se prend pour un grand homme et il évite avec un méticuleux scrupule de changer de silhouette : petit chapeau gris clairon canotier ridiculement étroit, manteau très court, gants tricotés. Le soir, un sombrero remplace parfois le chapeau gris, et une cape noire, le manteau très court. Les gants restent les mêmes : blancs ou bleu foncé.
J. Cocteau par Man Ray vers 1924
Les Britanniques et les Américains prennent facilement Jean Cocteau pour le propriétaire du Bœuf sur le toit et ils l’y cherchent, serviette en main. Pourtant, il n’est que le client de la maison. À la vérité, il s’y était perdu un soir, désœuvré, heureux de n’y rencontrer personne. Il s’amusa, pour tromper son ennui, à dessiner sur tous les murs. Le père Moïse
Louis Moysès par Man Ray vers 1928
patron du lieu, laissa faire son original client. Il en fut récompensé : deux jours après cette aventure, les petits littéraires, les jeunes gens du dernier bateau, les représentants de la vieille France dont les noms finissent en ski, ska ou skof, accouraient en foule.
Jean Cocteau a donc tous les droits dans la maison. À ses heures de fantaisie, il lui arrive d’y remplacer à l’orchestre tel nègre jouant de la flûte ou du banjo. Il a un talent tout particulier de musicien excentrique, et il pousse, en grattant son banjo, des miaulements de chat en rut d’une violente et mystérieuse mélancolie... Un soir, la furia de son jeu fut telle qu’elle fit dire à une charmante artiste, habituée de la maison : « Ce n’est pas de l’amour que j’ai pour lui, c’est de la prostitution ».
Mais Jean Cocteau s’est lassé de cette maison, banale à force et où il y avait, le soir, trop de danseuses troublantes. Il essaya, l’an passé, de lancer un petit bar intime bien à lui, aux tentures vert pomme et canari. On y buvait, sur d’étranges sièges à forme de calices, d’étranges cocktails. Il rêva d’y mêler harmonieusement les liqueurs et la parfumerie, d’y boire du marc de lilas.
M. Cocteau est redevenu sérieux. N’est-il pas chef d’école et poète de première grandeur, quoique prosaïquement né à Maisons-Laffitte, au contraire de tant de poètes !
Incontestablement doué à merveille, écrivant à volonté un mot d’esprit ou une ânerie, quelquefois les deux ensemble, il eut le tort – d’autres disent la chance – de n’avoir pas grand’chose à faire dans la vie.
La chambre qu’il occupe dans l’appartement maternel de la rue d’Anjou n’offre nullement l’habituel fouillis qui laisse deviner qu’une femme passe quelquefois par là... Pas de bibelots, pas de tableaux de maîtres, pas de coussins, pas de divan... Jean Cocteau a toutes ces fadaises en horreur : il avoue préférer caresser un ours en peluche qu’un sein de femme.
Mais une vieille mappemonde se balance au lustre ; des pipes s’accrochent au mur ; des faux-cols peints par Picasso, le grand familier de la maison, traînent un peu partout ; une mandoline minuscule dort sur un tabouret, et, à la place d’honneur, trône un bateau chinois
J. Cocteau par Man Ray 1921
travaillé avec une extraordinaire minutie... Sur les murs, des notes au crayon, qui se poursuivent, s’emmêlent, se chevauchent, s’enroulent autour des dessins de Marie Laurcncin et de Picasso... Dans un coin, la table de travail : une planche sur deux tréteaux.
Il est assez difficile de démêler ses théories artistiques. On pourrait, par instant, le croire délicieusement humoriste. Écoutez son beau programme : Place au feu d’artifice des mots sans suite, quelquefois calembouresques ! Place aux états d’âme d’esthètes aux tourments stylisés ! »
Parmi ces révolutionnaires, M. Cocteau paraît le plus malin. C’est un dilettante aimable qui s’amuse.
Malgré de longues biographies qu’on lui prodigue, son bagage est mince. Adolescent, il chantait une dame :
J’étouffais mes désirs cuisants
Dans votre toison d’alezane ;
J’étais honteux de mes seize ans
Et vous fière de vos Cézanne.
Nous allions chez Rumpelmayer
Siroter des boissons glacées
Et je suçais votre cuiller
Pour y surprendre vos pensées...
Puis Cocteau s’exerce et il proclame : « Ma faiblesse fut de croire que les hommes étaient intelli-gents ».
Le Potomak, œuvre de truculence à la Jarry, plaisamment illustrée, promet un délicieux humoriste. Mais le « Maître », au lieu de faire vraiment de l’humour, se répand en préfaces, en plaquettes, particulièrement pour louer les musiciens « inharmoniques » dont les fausses notes le ravissent.
Le groupe des Six. 22 juin 1921, carte postale. D. Milhaud, G. Tailleferre, F. Poulenc, A. Honegger,
D. Milhaud, J. Cocteau, G. Auric
En 1923, le poète fait des épigrammes :
Le voilà donc, celui qui change de langage
Comme de caneçon :
Naguère encor, l’art nègre était tout son bagage,
Dada ton canasson !
Car un drame a passé sur sa vie : Jean Cocteau s’est brouillé avec les "dadas" :
Lettre de J. Cocteau à F. Picabia, reproduite (et retouchée) dans Cannibale n° I
(25 avril 1920, p. 12)
son coup de génie a été de les suivre au temps où ils indignaient les gens sages et de les renier maintenant que sombre leur renommée.
Les dadas, d’ailleurs, se vengèrent à leur façon... Un soir où Jean Cocteau – contrairement à ses habitudes – était parti pour quelque escapade nocturne, ils le firent passer pour mort ; c’est Mme de Noailles qui se fit, en toute innocence, la propagatrice de la nouvelle.
Le théâtre tentait ce snob et il y donna quelques excentricités comme Parade, huée en 1915 **, applaudie en 1920,
J. Cocteau Lettre à Picabia et photomontage avec le cheval de "Parade".
Bibliothèque J. Doucet. s.d.
Envoi de J. Cocteau à T. Tzara en 1919 (26.11.1919)
les Mariés de la Tour Eiffel,
Le banquet des Mariés de la Tour Eiffel, juin 1921. BNF, dept Musique, archives F. Poulenc.
Le banquet des Mariés de la Tour Eiffel, juin 1921. BNF, dept Musique, archives F. Poulenc.
le Bœuf sur le toit. Cette fois Cocteau supprime les visages, supprime les comédiens. Il n’emploie que des clowns cachés dans des têtes de carton et débitant n’importe quoi. Le sujet n’a aucune espèce d’importance. Ses disciples, car il en a, disent que c’est du « réalisme supérieur ».
Et pourtant, quand il veut redevenir sérieux, Jean Cocteau est intéressant avec son Secret professionnel, petit livre excellent.
Il s’est payé le luxe de conférencier en Sorbonne et dit, en envoyant une pichenette sur son genou, que M. Jonnart, académicien, a moins de talent que lui.
Cet aimable indolent, attaché au travail des autres, se fit exagérément le manager d’un tout jeune romancier qu’il enveloppa de trop de louanges. Quand ce débutant était venu le voir pour la première fois, le domestique avait annoncé : « Monsieur, il y a dans l’antichambre un enfant avec une canne
Jacques-Emile Blanche. Raymond Radiguet
qui voudrait parler à Monsieur ».
Cocteau s’empara de l’enfant, l’enferma dans une maison de campagne et l’obligea à, écrire, en vitesse, sans lui laisser le temps de regarder un peu la vie.
Par contre, lui-même semble vouloir se reposer sans fin. Il suffit à son bonheur qu’un écrivain d’avant-garde lui ait dédié un livre avec cet hommage : « À l’homme le plus intelligent de France…sensuellement. »
BING
* Louis Moysès