08 mars 2011

L’École du Bœuf


   Le Bœuf sur le Toit !… On sortait de la guerre comme d’une étuve, avec des vêtements propres et une âme molle. Ainsi que l’esclave de la Salomé de Wilde, on répétait : « Il va se passer quelque chose », et, tous les matins, on se réveillait avec la conviction que le monde était neuf, puisqu’on s’y sentait dépaysé. Dans la salle de la Comédie des Champs-Élysées…alors Montaigne, on réunit tout ce qu’on appelle le Tout-Paris, parce qu’il ne parle que de lui. Nous entendons le gratin en révolte et les artistes ne sachant où s’asseoir entre deux générations contradictoires. Cette association de Montparnasse et du noble Faubourg qui complotait gravement au Salon d’Automne de dynamiter l’Institut, d’incendier le Louvre et qui considérait la Tour Eiffel comme Notre-Dame-de-la-Garde du siècle inédit.
   On dodelina cette assistance avec la Berceuse de Gargantua d’Érik Satie, rythme sournois de gestation, puis le rideau se leva sur l’acte de Cocteau. Les Fratellini en danseuses de tango, un barman cauchemardesque, les accords aigres-doux de Darius Milhaud coupèrent la salle en deux. Chacun cria si fort et pour son propre compte qu’il en oublia son parti-pris. Tout était donc à recommencer quand Moyse [sic] (1) surgit et, à son tour, sauva l’enfant des eaux.
   L’histoire n’est pas biblique. Née sur la rive de la Seine, elle s’acheva rue Boissy d’Anglas. Ce fut un bar très flat, aux murs jaunes, avec des lanternes vénitiennes, une lumière douce aux yeux et un je ne sais quoi de nocturne, de bien tubé, de cérébral qu’on ne retrouva jamais plus.
   Toujours suivi du fidèle Massot, Picabia, peintre de ces rébus où le dadaïsme voulut  lire le renouveau, vint accrocher au mur l’Œil Cacodylate, qui contempla fixement le défilé des personnalités dont les deux mondes réclamaient les photographies et la caricature. Balthy et son chapeau, Chenal oubliant la Marseillaise, Roger Gaillard traînant à sa suite une ombre de Musset, Jeanne Barthorie échappée du Dit des Jeux du Monde et Koubitzky sans les Haleurs de la Volga. Après une première audition du Pierrot lunaire, durant laquelle un auditeur s’indigna qu’on jouât un Autrichien et réclama à grands cris du Mozart, on vit arriver Florent Schmidt cherchant un nouvel adversaire, Milhaud l’œil mi-clos, Poulenc rêvant aux carpes de Fontainebleau et Auric mystérieux comme un enfant gâté.
   Wiener venait là commenter un nouveau rag-time à Cocteau, dont les doigts sur la table suivaient une inconcevable mélodie. Picasso découvrait qu’au cycle de la guitare succédait celui du banjo, Drieu la Rochelle martelait des phrases agressives et Tristan Tzara, pontife aujourd’hui détrôné du désordre, derrière son monocle endeuillé, se demandait pour quelle secrète raison Soupault mangeait de la crème au chocolat.

Illustration accompagnant l'article de Lucien Farnoux-Reynaud
 
Chaque soir
                        Ivre de gin,
                        Flambant d’électricité, (2)
suscitait de nouvelles fidélités ; Doucet, sur le clavier, endormait à sons de blues le présent loufoque et accordait une réalité mélodique à des rêves indistincts, dont Williams, à sa caisse, tricotait minutieusement, à petits coups discrets, l’échafaudage. Entraient tour à tour Giraudoux, ne concevant avec la littérature que des rapports diplomatiques ; Morand, la prenant comme punching-ball ; Mauriac, en rupture des aventures landaises, et Kessel, délaissant les nuits des Princes pour des heures de snobisme. Dunoyer de Segonzac semblait se nettoyer les yeux pour un nouveau paysage et Gilbert Charles, n’y fîtes-vous pas un Apprentissage (3) avant de nous le décrire ? Monde où l’on s’abuse offert à Jean Fayard, retour d’Oxford. Puis Lacretelle, Max Jacob, Chadourne, James de Coquet, Oberlé…Radiguet… et, à minuit et demie sonnant, afin que chacun réglât sa montre, Léon-Paul Fargue, que ne surveillait pas encore l’Académie.
   Cocktail aux liqueurs, saveurs liquoreuses, mais perfides, que distillent les saxophones, et Williams, de sa voix voilée murmurant une chanson nègre au cœur gros. Là, Effremova dit, une nuit, la sensualité triste et souple des heures tziganes, et Florence la traîtresse sexualité des ombres aux tropiques. Marcel Herrand s’accouda au piano pour chanter les romances de Cocteau durant qu’autour de whisky and soda on échangeait un projet de roman contre un sujet de comédie, Charleston… Ey…, l’ombre de Baker mena une sarabande désossée et Villeboeuf, renonçant à approcher du bar assiégé, entraîna toute une équipe autant impatiente qu’altérée chez le bistrot des chauffeurs de ces Messieurs et Dames, car Van Dongen ne se contentait plus de venir avec Poiret, mais amenait ses modèles que son compère habillait.
   On dira, dans quelques années, quand les dix CV qui klaxonnent iront rejoindre le double phaéton rouge de nos pères : « Ça c’est Bœuf sur le Toit ». Il n’est pas si banal de baptiser une époque. Mais une décision judiciaire expulsant ce bar de son local hâta le rythme du temps et nous fit exécuter un petit saut dans le passé.
   Pourtant, n’est-ce pas la situation exacte ? Les lampes à arc de cette littérature périrent d’un court-circuit et les nouveautés de la veille nous assassinent du souvenir de trop de complaisances. Les morts vont vite, dit le vieux dicton ; mais, au siècle du métropolitain et de l’avion, les vivant vont plus vite encore. Des fidèles de la première heures, les rangs se clairsemèrent. Que de belles jeunes femmes disparurent de cette mort subite, que seul un sourire un peu complice explique ou excuse. Combien de jeunes hommes « décollèrent », selon le cruel argot des bars, et ne reprendront jamais le train ? On se grille aux lumières des nuits et des désennuis. Après la guerre, cocktails, chansons nègres, papillons du soir, bonsoir.
   Sur un autre toit remonta le « Bœuf » symbolique qu’adorent les noctambules polyglottes. Mais ses jeunes littérateurs prirent du ventre ou songent à l’Académie, ce qui revient au même. Ses peintres surveillent des ventes astronomiques, ses compositeurs ne se font plus siffler et ses jeunes auteurs acquirent des tics qui rejoignent déjà les « traditions » du Conservatoire.
   Puis, Moyse [sic], vous savez bien qu’il est impossible qu’on rechante comme ce soir : At dawning I love you. Puisqu’on ne peut jamais retrouver au même endroit une femme qu’on quitta, vous ne ressusciterez ni votre jeunesse, ni ses premières amours.
"L’École du Bœuf ", Lucien Farnoux-Reynaud in L’Européen, 24 juillet 1929, p. 3.
*  *  *
(1) Il s’agit évidemment de Louis Moysès, propriétaire du Bœuf sur le Toit.
(2) Lucien Farnoux-Reynaud cite ici, incomplètement, un extrait de la Chanson du Mal-aimé d’Apollinaire : « Soirs de Paris ivres du gin / Flambant de l'électricité » (Alcools, 1913).
(3) Paris, Le Divan, "Les Soirées du Divan n° 4", 1923. Gilbert Charles est l’auteur d’un des premiers articles consacrés au Bœuf sur le Toit : voir « Les potinières littéraires. Le Bœuf sur le Toit » in La Revue Française, 14 janvier 1924.