Isadora DUNCAN
Elle était
la prêtresse de la joie sur terre : elle apportait au monde un motif nouveau d’émerveillement
et de plaisir.
Et voilà
que le plus absurde et le plus terrible accident vient la frapper dans sa
maternité sereine et recueillie. La nature en quoi elle avait puisé l’inspiration
de son art souple et délié l’avait comblée, en retour, comme mère. Isadora
Duncan allait donner deux chefs-d’œuvre de plus au monde : un homme et une
femme élevés pour aimer et pour faire aimer la beauté, la petite Doodie et le
petit Patrick.
Nous n’avons
pas besoin de la littérature élégante des chroniqueurs pour aimer ces enfants
que de simples photos nous montrent nus sur les genoux de leur maman. Ils sont
beaux comme les petits Jésus dans les tableaux des primitifs ; et ils sont
beaux aussi de la tendresse de la mère qui les tient doucement pressés. Un bon
journaliste mondain, qui a l’habitude des descriptions et qui « développe »
avec art le sujet qui lui est donné, ne pourra jamais nous communiquer l’émotion
pure qu’on éprouve en regardant cette simple photo d’un « illustré ». Ceux qui
ont la spécialité des grands enterrements, ceux pour qui la pitié est sans
secrets, ceux qui achètent leur vocabulaire à bon compte, au rayon de noir,
avec leurs gants, ne nous diront jamais l’émouvante simplicité de ces
funérailles des deux enfants d’Isadora Duncan. Le prêtre en avait été écarté,
mais on y sentait la présence invisible de Dieu, si nous nommons ainsi les
forces réunies de la nature en ce qu’elles ont de plus doux et de plus
terrible, à la fois, de plus impénétrable aussi, et lorsqu’elles mêlent la vie
avec la mort... Mais c’est d’Isadora Duncan et de son art que je veux vous
parler.
*
Lorsqu’en 1903 au
théâtre Sarah-Bernhardt, et en 1904
au Palais du Trocadéro, Isadora Duncan, pour les premières
fois, vint danser à Paris, sa tentative de rénovation d’un art laissé aux soins
de quelques demoiselles délurées, rencontra l’hostilité presque générale. Et
son art, en effet, simple, direct, humain, avait contre lui les bourgeois qu’il
scandalisait, les gens de goût qu’il offusquait, les artistes mêmes qu’il
déroutait. L’habitué d’opéra ne pouvait plus gloser sur l’agrément immoral du
tutu qui se prêtait aux perverses comparaisons et aux jeux d’esprit bien
français...
Il ne fallut rien moins que l’autorité
de Carrière et de Rodin, de Besnard et de Saint-Marceaux, de Beaunier et de
Louis Laloy, de Grandjouan et de Charpentier (j’en oublie parmi les plus
grands, sans doute) afin d’imposer au public, aux critiques de tous les arts,
aux journalistes bien-pensants et mal disants, le plus pur, le plus émouvant
des exemples plastiques.
La ballerine, officiante légère d’opéra,
ne rythme pas la gaîté ou la peine de son cœur, ni le trouble de son amour, ni
les transports de sa passion, elle pique trois pas de gymnastique et accomplit
son petit tour d’acrobatie. Son art n’est point un jeu allègre et délié, il ne
traduit pas la ferveur d’une âme enivrée de musique. Il nous dit la souplesse
bête et banale d’un corps, projeté sur la scène, sans foyer. Les habitués du
jeu de cirque avaient une prédilection pour la présentation de cet exercice
sportif, et ils tenaient à la prérogative du maillot qui avait enchanté leurs
soirs de collégiens. Isadora Duncan, en voulant imposer sa conception nouvelle
et éternelle ensemble de la danse, apportait l’élément de la révolution – le
mot n’est pas trop fort – dans l’art qui ne doit emprunter sa beauté qu’à celle
du corps et à la joie de le voir vivre.
La danse est le chœur unanime du
plaisir, et rien de moins, et rien de plus. Bondissement allègre et modulation
rythmée de la joie! Danser, c’est interpréter l’harmonie qui soulève et qui
porte la danseuse, comme un flot roule et enveloppe le baigneur. Il fallait
asservir la danse à la musique qui l’imprègne et la nourrit, qui lui prête les
sentiments du musicien auquel elle doit, en retour, prêter sa plastique
harmonieuse. Et dans l’art où tout est amour, transcription émue de la vie, il
fallait ramener la danse aux proportions de la statuaire mouvante et non la
laisser diminuer en Rabaissant au niveau d’exercice dangereux.
Isadora Duncan tenta cet effort
valeureux, et, s’inspirant des rythmes de Bach, de Beethoven, de Chopin, de
Gluck, de Grieg, de Schubert et de Wagner, les décora de sa fresque mouvante.
Et, sans doute, on peut objecter, que de pareilles symphonies peuvent se passer
aisément de toute notation précise. Isadora Duncan, d’ailleurs, le pense aussi.
Mais elle donne, en même temps, les raisons du choix qu’elle a fait : « Certes,
c’est un crime artistique,
dit-elle, que de danser une telle musique. Si je l’ai
fait c’est par nécessité, parce que cette musique réveille la danse morte, et
ranime le rythme. J’ai dansé sur cette musique, menée par elle comme une
feuille par le vent. »
Je suppose
qu’après des années de méditation, Isadora Duncan s’est inspirée de la réalité
même de la nature où tout art doit s’alimenter. Elle sut que les courses dans
les bois enseignent plus que les manuels d’école, que pour redonner à un art
désuet sa force et sa jeunesse, il suffit de le confronter avec les éléments qu’il
doit traduire et de le hausser jusqu’à eux. Si la comparaison qui s’impose immédiatement
entre eux et lui ne peut se supporter, l’art est déjà caduc. Et pour la danse,
il faut donc accorder les mouvements de l’interprète aux mouvements de ce qui
vit dans la musique ; et son corps doit se plier sous la tempête orchestrée,
comme un arbre se plie sous l’ouragan, Isadora Duncan donnait d’ailleurs, il y
a quelque temps, dans un journal, ses propres réflexions sur l’art plastique qu’est
la danse. « Le grand, le seul principe sur lequel je me crois autorisée à m’appuyer,
c’est l’unité constante, absolu, universelle de la forme et du mouvement,
unité rythmique qui se retrouve dans toutes les manifestations de la nature ;
les eaux, les vents, les végétaux, les êtres vivants, les parties infimes de la
matière elle-même. En rien la nature ne fait de sauts ; et il y a entre tous
les états de la vie une continuité que le danseur doit respecter dans son art,
sous peine d’être un pantin hors nature et sans beauté vraie. Chercher dans la
nature les formes les plus belles et trouver le mouvement qui exprime d’âme de
ces formes : tel est l’art du danseur. »
*
Isadora Duncan, née d’une famille
californienne assez aisée, suivit, toute jeune, des cours dans un gymnase américain.
Mais ces cours, en réalité, n’avaient pour but que d’assouplir son corps, ses
muscles à leur libre jeu. À onze ans, trouvant qu’elle avait assez appris, elle
résolut de se mettre à l’école de la nature. Depuis, elle n’eut d’autre
enseignement et elle ne doit rien aux professeurs. Son instinct merveilleux l’a
seul servie. On a dit souvent d’elle qu’elle était comme une figurine descendue
d’un vase grec. Elle est mieux que cela, et elle est, en effet, plus près de la
nature que de l’art. Rodin lui-même écrivait d’elle : « Miss Duncan a
proprement unifié la vie en la danse. Elle est naturelle sur la scène où on l’est
si rarement. Elle rend la danse sensible à la ligne et elle est simple comme l’antique,
qui est le synonyme de la Beauté. Souplesse, émotion, ces grandes qualités qui
sont l’âme même de la danse : c’est l’art entier et souverain. » Et Eugène
Carrière aussi, pensait aux bas-reliefs des vases grecs en voyant la danse d’Isadora
Duncan. Mais il songeait que les gestes des modèles dont elle avait pu s’inspirer,
venaient directement de la nature. Il écrivait alors : « Mlle Isadora Duncan,
dans son désir d’exprimer des sentiments, a trouvé dans l’art grec les plus
beaux modèles. Pleine d’admiration pour ces belles figures des bas-reliefs,
elle s’en est inspirée. Mais, douée d’un instinct de découverte, elle est
retournée à la Nature d’où venaient tous ces gestes ; et, croyant imiter et
faire renaître la danse grecque, elle a trouvé sa propre pantomime. Elle pense
aux Grecs et n’obéit qu’à elle-même : c’est sa propre joie et sa seule douceur
qu’elle nous offre. Son oubli de l’instant et sa recherche du bonheur sont ses
propres désirs. En nous racontant si bien sa belle nature, elle évoque la
nôtre. Comme devant les œuvres grecques revivant un instant pour nous, nous
sommes jeunes avec elle, un nouvel espoir triomphe en nous ; et, lorsqu’elle
exprime son consentement aux choses inévitables, nous nous résignons avec elle.
Ce n’est plus un divertissement la danse de Mlle Isadora Duncan : c’est une
manifestation personnelle, ainsi une œuvre d’art, plus vivante, peut-être, et
aussi féconde en incitation aux œuvres auxquelles nous sommes nous-mêmes
destinés. » J’ai tenu à citer les opinions de ces deux artistes qui resteront
probablement comme les plus puissants de notre temps, sur l’art d’Isadora
Duncan.
*
Le premier
moment de stupeur passé, la danse aisée d’Isadora Duncan s’est imposée. Les admirateurs de la
belle artiste sont devenus maintenant de plus en plus nombreux. Isadora Duncan
fait école aujourd’hui. À Darmstadt, en Allemagne,
aidée pas sa sœur Elisabeth, elle fondait une école d’enseignement plastique en
décembre 1904. En 1908, le
grand-duc de Hesse mettait à sa disposition un terrain sur la Marienhohe pour y
construire un spacieux bâtiment. Trois ans après, en décembre 1911, la
nouvelle école faisait son ouverture, je ne crois pas cependant qu’un tel art,
si spontané et si réfléchi à la fois, puisse être transmis par l’enseignement.
Mais il est excellent, quoi qu’il en soit pour l’avenir, que des enfants soient
astreints à l’éducation esthétique du corps et de l’esprit. Mais je le dis : l’art
d’une Isadora Duncan, l’art d’un Mounet-Sully ne peut être enseigné. C’est la
récompense attendue d’une observation patiente et émue de la nature. Et qu’il
veuille traduire les transports de la passion, il garde cependant quelque chose
de chaste et d’élevé qui révèle sa source. Il peut plaire à quelque vieillard
dément de se scandaliser d’un spectacle qui lui rappelle trop le libre jeu des
années écoulées, nous affirmons que l’art d’Isadora Duncan est religieux, en ce
qu’il interprète et magnifie les gestes de la création. Par là, il se rattache
à la vie même, il se relie à tous les arts dont le but est de dégager et de
rendre sensible aux sens, la vie, dans son essence la plus pure. Il faut le
dire à ceux qui ont peur de la force invisible des mots : l’art, quel qu’il
soit, n’est qu’une communion sous les espèces de la vie. On peut le retrouver
dans les moindres gestes d’un homme simple et dans la moindre expression d’un
visage. Aussi l’art est partout avec la vie. Et en ce sens, l’amour est peut-
être le plus complet de tous les arts...
Tous les gestes d’Isadora Duncan
sont des gestes d’amour dédiés à ce qui vit, souffre et respire. Et la vie et
la mort mêlent autour d’Isadora Duncan leur lumière et leur ombre, elles lui
portent bonheur et malheur, selon le jour. Mais que la peine ou que la joie la
frappe, elle en tire toujours une émotion qu’elle transmet : transport dionysiaque
ou langueur attendrie.
Son art est un foyer où converge la
vie, d’où rayonne l’amour, le plus simple, le plus humain, le plus troublant
amour. C’est pour cela qu’il nous émeut à l’égal de la vie et de l’amour qu’il
interprète et qu’il recrée en lui par amour de la vie, pour la vie de l’amour.
Gabriel REUILLARD.
Les Hommes du Jour, 3 mai 1913, n° 276.
Dessin de G. Raieter