31 juillet 2010

« J’ai aimé ma vie »

Même en passant des dizaines d’heures à la BNF, je ne suis pas certain de trouver beaucoup d’informations biographiques sur

Hélène Jourdan-Morhange, que Cocteau décrivit ainsi : « la joue contre la belle courbe rouge de son violon, avec le sourire de l’Ange de Reims ». (1) Cette musicienne a très probablement

"C'est difficile d'être peintre". H. Jourdan-Morhange

signé L’Œil cacodylate parce qu’elle faisait alors partie du cercle amical et musical de Gabrielle Buffet. [Dissipons ici tout malentendu : « Gabrielle Buffet » pour l’état civil et « Gabrièle Buffet » pour le monde des arts et lettres. La première graphie de « Gabrièle » apparaît sans doute le 9 octobre 1912 quand elle signe son article dans le « numéro spécial consacré à l’exposition de la “Section d’Or” »] (2) On retrouve bien entendu

« Gabrièle » sur L’Œil cacodylate en 1921.

Que dire ? Hélène Jourdan-Morhange a notamment écrit Ravel et nous. L'Homme, l'Ami, le Musicien, ouvrage publié par les éditions du Milieu du Monde en 1945 (Genève). À propos de ce volume que j’attends impatiemment, certains libraires d’anciens notent ceci : « Photographies et illustrations de L.-A. Moreau en noir et blanc hors-texte. » (3)

Et que dire d’autre, sinon citer ici, in extenso, Jeanine Warnod ?

« Montfort-l'Amaury compte parmi les dimanches à la campagne de mon adolescence. Dans une voiture bringuebalante, nous arrivons aux "Mesnul", chez la musicienne Hélène Jourdan-Morhange, le peintre Luc Albert Moreau et leurs trois chats. Hélène, cousine de ma mère, altiste virtuose, avait créé les quatuors féminins dans les orchestres de chambre et recevait des ovations à chacun de ses concerts lorsqu'un drame bouleversa sa vie. Une paralysie du bras avec lequel elle tenait l'archet l'empêcha de poursuivre sa carrière. Aucun diagnostic n'en révéla la cause. On parla de névrite, d'un cas typique d'hystérie de conversion. Pendant des années, elle espéra, à force de traitements, améliorer son état. Ses déboires amoureux pouvaient-ils expliquer sa paralysie ? Un psychanalyste l'aurait-il guérie ? L'interprète de Ravel connut son premier chagrin d'amour avec son fiancé Pierre Lecomte du Nouy. Elle l'adorait mais la mère du prétendant, auteur d'Amitié amoureuse et autres livres à caractère sentimental, ne consentit pas à se séparer de son fils. La violoniste, cruellement blessée, se consola dans les bras d'un jeune peintre, Jacques Jourdan, ami d'enfance et de vacances à Saint-Lunaire, où ma mère et ses cousines retrouvaient, chaque été, les personnalités de la scène parisienne : Georges Feydeau, Tristan Bernard, le poète Jean Richepin et Ève Lavallière, vedette du Théâtre des Variétés avant d'entrer au couvent. Jacques Jourdan épousa Hélène mais disparut peu après, en 1916, au fort de Douaumont. Ce nouveau choc terrassa la virtuose et la priva de toute possibilité de jouer du violon. Mais celle qui fut l'une des premières femmes à nager dans l'océan, à bronzer sur la plage et à conduire une voiture ne se laissa pas abattre. Admirable pour la ferveur et l'audace qu'elle mettait dans tout ce qu'elle entreprenait, elle remplaça l'archet par la plume et proposa à plusieurs journaux des critiques musicales. C'était touchant de voir sa modestie se transformer en admiration pour elle-même. Elle s'étonnait de son talent. " Comment ai-je pu écrire un si bon texte? " disait-elle en se relisant. "Aux Mesnuls", Luc-Albert Moreau, avec une tonsure de moine et des petits yeux de biche, armé de cannes depuis sa blessure de guerre, nous entraîne dans son atelier et nous montre ses toiles peintes dans le Midi. Je suis en train d'admirer un vieux portrait de Grock, clown au regard tendre que j'avais vu au cirque Médrano tomber de son tabouret de piano, lorsque ma cousine nous appelle pour déjeuner. Dans un décor Louis Philippe envahi d'objets romantiques (bouquets de fleurs d'oranger sous globe comme ceux que peint ma mère, boucles de cheveux d'une arrière grand-mère de Luc conservés sous verre dans un cadre ovale), elle nous sert les produits de son jardin. Le dessert avalé, nous partons chez Colette, dans une forêt voisine. En tenue campagnarde, le visage caché par sa grosse tignasse frisée, l'écrivain jardine et nourrit les oiseaux qui la réveille chaque matin. De sa voix charmeuse de Bourguignonne, roulant les r, la Claudine vieillie m'apprend le nom de chaque arbre, ses amis. Elle vient de commencer un ouvrage sur sa mère, Sido, mais il est défendu de parler des livres qu'elle est en train d'écrire. Hélène m'a raconté l'amitié particulière qui 1a liait à Colette. Elles s'étaient rencontrées en 1925 lors de la présentation de L'Enfant et les Sortilèges, composé par Ravel d'après un poème féerique de l'auteur de Chéri. Séduite, la romancière l'a dépeinte: "Une chevelure bouclée par Melozzo da Forli pour son Ange à la viole d'ou émerge un visage de chat..." De son côté, Hélène confie : « Je voulais lui ressembler, me coiffer comme elle, élever de nombreux chats. » Inconsolable à la mort de "La Chatte", son double en animal, et de son chien "Souci", Colette se rapprocha plus encore de sa "Moune", comme la surnommait Ravel. Ravel, le dieu d'Hélène, aurait songé à l'épouser. Elle le connaissait depuis 1920, interprétait ses œuvres, écrivit des livres sur sa vie, sa méthode, son style, et publia un ouvrage de souvenirs vécus auprès du maître, Ravel et Nous, préfacé par Colette. Un jour, nous passons devant la demeure du compositeur, les volets sont fermés, il est absent. Je ne vois que l'extérieur de la maison. Hélène l'a décrite : « vraiment cocasse, coupée en quart de brie sur la route, avec son petit belvédère de boîte à joujoux ! Les pièces y sont peu spacieuses et la chambre du maître donnant à même le jardin semble une sorte de cave étonnée d'être habillée de satin. [ ... ] Il y avait aussi le rite de la visite au jardin révélant à l'invité surpris les termes d'enthousiasme que Ravel réservait aux choses de la nature. Extasié comme au premier jour, il semblait toujours découvrir les milliers de petites fleurs bleues composant sa pelouse japonaise, et ses arbres nains ... » Féministe et gauchiste, critique aux Lettres françaises, Moune, épuisée par trop de travail, décida enfin d'aller à Honfleur chez sa sœur Alice pour se reposer. Prise de malaise à son arrivée, ne ménageant pas ses forces, elle retourna à Paris dans sa voiture au lieu de rentrer en ambulance. L'infarctus ne l'épargne pas. Je lui dis adieu à la clinique : “ J'ai aimé ma vie ! ” murmura-t-elle dans un dernier souffle. » (4)

Mais ce serait plus qu’injuste d’oublier le monumental travail d’Ornella Volta, que je n’ai pas osé aborder il y a presque un an le soir où Aube Breton et Jackie Matisse invitaient en avant-première quelques happy few à la projection du film de Fabrice Maze, le premier consacré à la vie de Marcel Duchamp et désormais disponible en DVD chez Sevendoc - Collection Phares :

Marcel Duchamp, Iconoclaste et inoxydable, Fabrice Maze

car c’est dans :

Erik Satie, Correspondance presque complète, réunie et présentée par Ornella Volta, Fayard / Imec, 2000, p. 283, qu’on trouve le fac-similé d’une lettre écrite par Satie à Hélène Jourdan-Morhange le 23 mars 1917 :

Ne pas mentionner ce livre serait, vraiment, pure hérésie !

(1) Je fournirai bientôt la source de cette phrase de Cocteau.

(2) La bibliothèque Kandinsky étant fermée jusqu’à la rentrée, je ne suis pas en mesure de proposer l’article de Gabrièle Buffet ici évoqué.

(3) « Guite » est ici, à n’en pas douter, Marguerite Moreno, intime amie de Colette et qui prit part activement à la publication du texte d’Hélène Jourdan-Morhange alors que cette dernière tentait de publier son texte dans la France occupée.

(4) Jeanine Warnod, L'Ecole de Paris, Le Musée du Montparnasse / Arcadia éditions, Paris, 2004, pp. 113-114.

27 juillet 2010

French flappers of the jazz age

PIERRE DE MASSOT « LIVRES » PARIS- JOURNAL

18 NOVEMBRE 1923

« Carnaval n'est pas une théorie de pages lyrico-sensuelles non plus qu'un prétexte à faux décors. Il y a deux âmes masquées, tendues jusqu'au pathétique, qui se démasquent, en une atmosphère douce et voilée, mystérieuse et frémissante. Tout est pénombre, demi-jour, allusions, fraîcheur... pas de poings sur la table ni de points sur les i. "Suggérer, évoquer, voilà le rêve", disait Mallarmé, ce grand prophète. Voici le style: " La première, la main à la nuque, elle lui prend les lèvres, elle le mord, puis abandonne sa bouche. Il y pénètre comme dans une rose humide et boit. " Voici le charme : " Germaine avait dit : “Je vais mettre une petite robe rose.” En réalité sa robe est noire." (1) Nouveau ton. Aucune vantardise ne gâte l'amoralisme qui est délicat, froid, pincé comme un veston d'Édouard de Max. Carnaval porte en lui les germes de notre génération : le scepticisme, l'éther, l'opium, le jazz, les cocktails y ont une place parfaitement justifiée. Il porte aussi la preuve par 9 d'un admirable talent que je suis fier de saluer au passage. Mireille Havet, petite sœur, j'évoque votre curieuse silhouette penchée sur un whisky, au Bœuf sur le toit, quand Wance [sic] (2)

jette toute son âme à des êtres qui ne sont pas dignes d'un tel sacrifice. Et je vous offre ainsi l'épigraphe de Ducasse : "Triste comme l'univers, belle comme le suicide." » (3)

C’est au stand de Claire Paulhan, en avril dernier, que j’ai acheté le nouveau volume du Journal de Mireille Havet qui couvre les années 1927 et 1928. C’est dans ce volume qu’on découvre la rencontre de Mireille Havet avec Robbie (4) qui fut la compagne de Pierre de Massot et que ce dernier « offrit » bien imprudemment à l’auteur de

Carnaval. [Je noterai ici, bientôt, un extrait de Mon corps, ce doux démon dans lequel de Massot évoque cet insensé cadeau qui l’empoisonna pour de longs mois]. Terrible volume que celui-ci, où l’on suit l’inexorable descente aux enfers de Mireille Havet qui en ces années désespérément folles mettait à profit la moindre rémission dans son mal que pouvaient lui apporter ses voyages hors de la capitale (Nice, Cannes, New York, Grasse …) pour tout aussitôt soumettre un corps, déjà dévasté, aux implacables effets combinés de l’héroïne, de l’opium et de la cocaïne. Le 15 décembre 1927, Mireille se trouve chez Georges Claretie,

fils de Jules Claretie [qui est Georges, qui est Jules, qui est Léo ?] (5), discret signataire de L’Œil cacodylate, elle affirme avoir « cherché Robbie », ce jour même où elle rencontre Jacques Rigaut et Georges Auric. On imagine Mireille Havet très lasse, marchant sans plus aucune assurance dans les rues de Paris et d’ailleurs. On imagine les vils flashs que lui procurèrent des excipients plus encore vils. On imagine Mireille Havet la tête orientée vers de trop lointaines étoiles. La langue de Mireille Havet est sans doute terrible et désespérante, mais elle est belle.

(1) Il faut rendre justice à René Crevel qui fut sans doute le premier à avoir souligné la figure de style employée par Mireille Havet – et dont de Massot « se souvint » près d’un mois plus tard. C’est René Crevel qui, en effet, débute son article consacré au Carnaval de Mireille Havet en soulignant cette figure. [René Crevel in Les Nouvelles Littéraires, 6 octobre 1923].

(2) [sic] De Massot évoque ici, très probablement, le saxophoniste (et banjoïste à ses heures) Vance Lowry, auquel Michel Leiris n’hésitera pas à vendre les cadeaux qu’on lui offrit à l’occasion de sa première communion afin de pouvoir fréquenter les bars branchés de son époque. Leiris rappelle d’ailleurs dans Biffures que Vance Lowry fut « l’un des premiers musiciens nègres à être venus en France ».

(3) La phrase complète de Lautréamont est la suivante : « Tu dois être puissant, car tu as une figure plus qu’humaine, triste comme l’univers, belle comme le suicide... » Chant I, 13.

(4) « 4 heures du matin. Samedi 14 juillet 1928. Sale Garce. Ordure. Salope. C’est en t’injuriant immédiatement que je m’éveille, petite Robbie. Ordure de ma vie que j’aimais, qui m’aimait tant, soi-disant, quand nous nous endormions à cette heure-ci, vois-tu, à l’aube, et à regrets encore, on aurait dit de ta part aussi (sale comédienne aussi, sans doute), parce que jusque-là, nous nous aimions, renouvelant dans nos caresses les serments d’amour et les protestations et les chers projets pour les étés d’après et toujours ! ». [Mireille Havet, Journal 1927-1928, éditions Claire Paulhan, Paris, 2010, p. 225].

(5) Réponse sera donnée dans un prochain post.

21 juillet 2010

Signatures chez Hippocampe

C’est dans l’éditorial du numéro 3 (avril 2010) de la très belle revue Hippocampe (1) que Gwilherm Perthuis rappelle fort justement la première occurrence du terme cacodylate dans l’œuvre de Francis Picabia. C’était donc dans le poème intitulé

Cacodylate publié en 1918 et figurant dans le recueil intitulé Poèmes et dessins de la fille née sans mère paru à compte d’auteur aux Imprimeries Réunies (Lausanne). (2)

Entièrement consacré au thème de la signature (ceci explique cela),

Herwin Blumenfeld, Signatures (1919-1924) *

ce numéro de la revue Hippocampe propose un sommaire des plus alléchants. On y trouve notamment un texte inédit de Enrique Vila-Matas (3) intitulé « Voyager autour », un autre texte inédit de Bruce Bégout (4) intitulé « L’après-midi d’une terroriste », une étude de Fanny Schulmann consacrée au très injustement méconnu Dan Azoulay (artiste « psychogéographe » qu’on situe souvent rapidement dans la lignée du situationnisme et de Fluxus), un entretien avec Tzvetan Todorov, un texte de David Collin intitulé « Pour une généalogie des écrivains fantômes. Arthur Cravan - B. Traven - Roberto Bolaño »... bref, de quoi passer une partie de l’été en excellente compagnie.

(1) « Marquée dans sa composition par la question du montage (de Warburg à Bataille …), Hippocampe traite un thème au printemps et un pays à valeur insulaire (intellectuellement) à l’automne. »

(2) Titre disponible chez Allia et présent dans le recueil de l’ensemble des poèmes de Picabia publiés par la Mémoire du Livre (2002).

(3) Qui ne figure pas dans Vila-Matas, pile et face, rencontre avec André Gabastou, Argol, 2010.

(4) Qui ne figure pas dans le recueil intitulé Sphex paru chez l’Arbre Vengeur à peu près au même moment que Le Park (Allia).

* Reproduit in Erwin Blumenfeld, Dada Montages 1916-1933, Helen Adkins, Hatje Cantz, 2009, p. 59.

19 juillet 2010

Dark eyes for summertime

Jacques Rigaut (détail). Archives Jean-Luc Bitton

« Le seul vrai dandy du XXe siècle, c’est Jacques Rigaut. Son agence générale du suicide résume assez bien le comportement d’une Europe qui venait d’accepter cinq années de carnage industrialisé. Il porte des lunettes noires avant tout le monde, c’est-à-dire avant qu’elles ne deviennent à la mode, vers 1930 aux États-Unis. Une photo du début des années 20, où l’homme qui voyageait avec son suicide à la boutonnière semble à bord d’une voiture rapide, en apporte la preuve. »

Jérôme Leroy, Physiologie des lunettes noires, éditions Mille et Une Nuits, 2010, p. 85.

04 juillet 2010

Un été 1921

Dans les premiers jours de juillet, Jean Cocteau et Raymond Radiguet partent pour Besse-en-Chandesse, petit village d’Auvergne où les rejoignent Pierre Bertin, Marcelle Meyer et Georges Auric. La petite troupe se retrouve à l’Hôtel de Paris et s’amuse à composer autour de la vie d’Alfred de Musset. Alors que Radiguet endosse le rôle d’un laquais, Cocteau se prend pour de Musset, Pierre Bertin pour le frère de celui-ci, Marcelle Meyer pour sa maîtresse et Georges Auric pour … George Sand. Ils s’essaient à parler en alexandrins en se remémorant des tirades de l’auteur de Lorenzaccio.

Raymond Radiguet et Georges Auric à Besse-en-Chandesse, juillet 1921. Copyright Musée Jean Cocteau.

A la suite d’un différend avec une vendeuse de tarte (surfacturée et immangeable – l’affaire ira jusqu’à la gendarmerie locale !), l’équipe décide de quitter le village, préférant la douceur estivale du bassin d’Arcachon à une Auvergne qu’ils n’apprécient pas trop. Début août 1921, à peu près au même moment que l’année précédente, Cocteau et Radiguet retournent donc au Piquey.

Le Grand Hôtel Chantecler du Piquey

Ils y séjournent jusqu’en septembre et reçoivent de nouvelles visites d’amis, dont celles de Jean et Valentine Hugo et de Georges Auric également. Le séjour de ce dernier ne dut pas s’éterniser car le 21, Cocteau lui adresse une carte postale ainsi légendée : « la côte prise de l’hôtel Chantecler, arrivée d’un courrier. Côte d’Argent. Piquey »

Sources du post : Chloe Radiguet et Julien Cendres : Raymond Radiguet. Un jeune homme sérieux dans les années folles, Mille et Une Nuits, 2003 ; Correspondance Georges Auric / Jean Cocteau publiée par Jean Caizergues, Centre d'étude du XXe siècle, Université Paul Valéry, Montpellier, 1999.