09 février 2014

Isadora, 1913



 Isadora DUNCAN

 Elle était la prêtresse de la joie sur terre : elle apportait au monde un motif nouveau d’émerveillement et de plaisir.
Et voilà que le plus absurde et le plus terrible accident vient la frapper dans sa maternité sereine et recueillie. La nature en quoi elle avait puisé l’inspiration de son art souple et délié l’avait comblée, en retour, comme mère. Isadora Duncan allait donner deux chefs-d’œuvre de plus au monde : un homme et une femme élevés pour aimer et pour faire aimer la beauté, la petite Doodie et le petit Patrick.
Nous n’avons pas besoin de la littérature élégante des chroniqueurs pour aimer ces enfants que de simples photos nous montrent nus sur les genoux de leur maman. Ils sont beaux comme les petits Jésus dans les tableaux des primi­tifs ; et ils sont beaux aussi de la tendresse de la mère qui les tient doucement pressés. Un bon journaliste mondain, qui a l’habitude des descriptions et qui «‍ développe » avec art le sujet qui lui est donné, ne pourra jamais nous com­muniquer l’émotion pure qu’on éprouve en regardant cette simple photo d’un « illustré ». Ceux qui ont la spécialité des grands enterrements, ceux pour qui la pitié est sans secrets, ceux qui achètent leur vocabulaire à bon compte, au rayon de noir, avec leurs gants, ne nous diront jamais l’émouvante simplicité de ces funérailles des deux enfants d’Isadora Duncan. Le prêtre en avait été écarté, mais on y sentait la présence invisible de Dieu, si nous nommons ainsi les forces réunies de la nature en ce qu’elles ont de plus doux et de plus terrible, à la fois, de plus impénétrable aussi, et lorsqu’elles mêlent la vie avec la mort... Mais c’est d’Isadora Duncan et de son art que je veux vous parler.

*

Lorsqu’en 1903 au théâtre Sarah-Bernhardt, et en 1904 au Palais du Trocadéro, Isadora Duncan, pour les premières fois, vint danser à Paris, sa tentative de rénovation d’un art laissé aux soins de quelques demoiselles délurées, ren­contra l’hostilité presque générale. Et son art, en effet, simple, direct, humain, avait contre lui les bourgeois qu’il scandalisait, les gens de goût qu’il offusquait, les artistes mêmes qu’il déroutait. L’habitué d’opéra ne pouvait plus gloser sur l’agrément immoral du tutu qui se prêtait aux perverses comparaisons et aux jeux d’esprit bien français...
Il ne fallut rien moins que l’autorité de Carrière et de Rodin, de Besnard et de Saint-Marceaux, de Beaunier et de Louis Laloy, de Grandjouan et de Charpentier (j’en oublie parmi les plus grands, sans doute) afin d’imposer au public, aux critiques de tous les arts, aux journalistes bien-pensants et mal disants, le plus pur, le plus émouvant des exemples plastiques.
La ballerine, officiante légère d’opéra, ne rythme pas la gaîté ou la peine de son cœur, ni le trouble de son amour, ni les transports de sa passion, elle pique trois pas de gym­nastique et accomplit son petit tour d’acrobatie. Son art n’est point un jeu allègre et délié, il ne traduit pas la fer­veur d’une âme enivrée de musique. Il nous dit la souplesse bête et banale d’un corps, projeté sur la scène, sans foyer. Les habitués du jeu de cirque avaient une prédilection pour la présentation de cet exercice sportif, et ils tenaient à la prérogative du maillot qui avait enchanté leurs soirs de col­légiens. Isadora Duncan, en voulant imposer sa conception nouvelle et éternelle ensemble de la danse, apportait l’élé­ment de la révolution – le mot n’est pas trop fort – dans l’art qui ne doit emprunter sa beauté qu’à celle du corps et à la joie de le voir vivre.
La danse est le chœur unanime du plaisir, et rien de moins, et rien de plus. Bondissement allègre et modulation rythmée de la joie! Danser, c’est interpréter l’harmonie qui soulève et qui porte la danseuse, comme un flot roule et enveloppe le baigneur. Il fallait asservir la danse à la musique qui l’imprègne et la nourrit, qui lui prête les sen­timents du musicien auquel elle doit, en retour, prêter sa plastique harmonieuse. Et dans l’art où tout est amour, transcription émue de la vie, il fallait ramener la danse aux proportions de la statuaire mouvante et non la laisser dimi­nuer en Rabaissant au niveau d’exercice dangereux.
Isadora Duncan tenta cet effort valeureux, et, s’inspirant des rythmes de Bach, de Beethoven, de Chopin, de Gluck, de Grieg, de Schubert et de Wagner, les décora de sa fresque mouvante. Et, sans doute, on peut objecter, que de pareilles symphonies peuvent se passer aisément de toute notation précise. Isadora Duncan, d’ailleurs, le pense aussi. Mais elle donne, en même temps, les raisons du choix qu’elle a fait : « Certes, c’est un crime artistique, dit-elle, que de danser une telle musique. Si je l’ai fait c’est par nécessité, parce que cette musique réveille la danse morte, et ranime le rythme. J’ai dansé sur cette musique, menée par elle comme une feuille par le vent. »
Je suppose qu’après des années de méditation, Isadora Duncan s’est inspirée de la réalité même de la nature où tout art doit s’alimenter. Elle sut que les courses dans les bois enseignent plus que les manuels d’école, que pour redonner à un art désuet sa force et sa jeunesse, il suffit de le confronter avec les éléments qu’il doit traduire et de le hausser jusqu’à eux. Si la comparaison qui s’impose immé­diatement entre eux et lui ne peut se supporter, l’art est déjà caduc. Et pour la danse, il faut donc accorder les mou­vements de l’interprète aux mouvements de ce qui vit dans la musique ; et son corps doit se plier sous la tempête orchestrée, comme un arbre se plie sous l’ouragan, Isadora Duncan donnait d’ailleurs, il y a quelque temps, dans un journal, ses propres réflexions sur l’art plastique qu’est la danse. « Le grand, le seul principe sur lequel je me crois autorisée à m’appuyer, c’est l’unité constante, absolu, uni­verselle de la forme et du mouvement, unité rythmique qui se retrouve dans toutes les manifestations de la nature ; les eaux, les vents, les végétaux, les êtres vivants, les parties infimes de la matière elle-même. En rien la nature ne fait de sauts ; et il y a entre tous les états de la vie une conti­nuité que le danseur doit respecter dans son art, sous peine d’être un pantin hors nature et sans beauté vraie. Chercher dans la nature les formes les plus belles et trouver le mou­vement qui exprime d’âme de ces formes : tel est l’art du danseur. »

*

Isadora Duncan, née d’une famille californienne assez aisée, suivit, toute jeune, des cours dans un gymnase amé­ricain. Mais ces cours, en réalité, n’avaient pour but que d’assouplir son corps, ses muscles à leur libre jeu. À onze ans, trouvant qu’elle avait assez appris, elle résolut de se mettre à l’école de la nature. Depuis, elle n’eut d’autre enseignement et elle ne doit rien aux professeurs. Son instinct merveilleux l’a seul servie. On a dit souvent d’elle qu’elle était comme une figurine descendue d’un vase grec. Elle est mieux que cela, et elle est, en effet, plus près de la nature que de l’art. Rodin lui-même écrivait d’elle : « Miss Duncan a proprement unifié la vie en la danse. Elle est naturelle sur la scène où on l’est si rarement. Elle rend la danse sensible à la ligne et elle est simple comme l’an­tique, qui est le synonyme de la Beauté. Souplesse, émo­tion, ces grandes qualités qui sont l’âme même de la danse : c’est l’art entier et souverain. » Et Eugène Carrière aussi, pensait aux bas-reliefs des vases grecs en voyant la danse d’Isadora Duncan. Mais il songeait que les gestes des modèles dont elle avait pu s’inspirer, venaient directement de la nature. Il écrivait alors : « ‍Mlle Isadora Duncan, dans son désir d’exprimer des sentiments, a trouvé dans l’art grec les plus beaux modèles. Pleine d’admiration pour ces belles figures des bas-reliefs, elle s’en est inspirée. Mais, douée d’un instinct de découverte, elle est retournée à la Nature d’où venaient tous ces gestes ; et, croyant imiter et faire renaître la danse grecque, elle a trouvé sa propre pantomime. Elle pense aux Grecs et n’obéit qu’à elle-même : c’est sa propre joie et sa seule douceur qu’elle nous offre. Son oubli de l’instant et sa recherche du bonheur sont ses propres désirs. En nous racontant si bien sa belle nature, elle évoque la nôtre. Comme devant les œuvres grecques revivant un instant pour nous, nous sommes jeunes avec elle, un nouvel espoir triomphe en nous ; et, lorsqu’elle exprime son consentement aux choses inévitables, nous nous résignons avec elle. Ce n’est plus un divertissement la danse de Mlle Isadora Duncan : c’est une manifestation per­sonnelle, ainsi une œuvre d’art, plus vivante, peut-être, et aussi féconde en incitation aux œuvres auxquelles nous sommes nous-mêmes destinés. » J’ai tenu à citer les opi­nions de ces deux artistes qui resteront probablement comme les plus puissants de notre temps, sur l’art d’Isadora Duncan.

*

Le premier moment de stupeur passé, la danse aisée d’Isadora Duncan s’est imposée. Les admirateurs de la belle artiste sont devenus maintenant de plus en plus nombreux. Isadora Duncan fait école aujourd’hui. À Darmstadt, en Allemagne, aidée pas sa sœur Elisabeth, elle fondait une école d’enseignement plastique en décembre 1904. En 1908, le grand-duc de Hesse mettait à sa disposition un terrain sur la Marienhohe pour y construire un spacieux bâtiment. Trois ans après, en décembre 1911, la nouvelle école faisait son ouverture, je ne crois pas cependant qu’un tel art, si spontané et si réfléchi à la fois, puisse être trans­mis par l’enseignement. Mais il est excellent, quoi qu’il en soit pour l’avenir, que des enfants soient astreints à l’édu­cation esthétique du corps et de l’esprit. Mais je le dis : l’art d’une Isadora Duncan, l’art d’un Mounet-Sully ne peut être enseigné. C’est la récompense attendue d’une observation patiente et émue de la nature. Et qu’il veuille traduire les transports de la passion, il garde cependant quelque chose de chaste et d’élevé qui révèle sa source. Il peut plaire à quelque vieillard dément de se scandaliser d’un spectacle qui lui rappelle trop le libre jeu des années écoulées, nous affirmons que l’art d’Isadora Duncan est religieux, en ce qu’il interprète et magnifie les gestes de la création. Par là, il se rattache à la vie même, il se relie à tous les arts dont le but est de dégager et de rendre sensible aux sens, la vie, dans son essence la plus pure. Il faut le dire à ceux qui ont peur de la force invisible des mots : l’art, quel qu’il soit, n’est qu’une communion sous les espèces de la vie. On peut le retrouver dans les moindres gestes d’un homme simple et dans la moindre expression d’un visage. Aussi l’art est partout avec la vie. Et en ce sens, l’amour est peut- être le plus complet de tous les arts...
Tous les gestes d’Isadora Duncan sont des gestes d’amour dédiés à ce qui vit, souffre et respire. Et la vie et la mort mêlent autour d’Isadora Duncan leur lumière et leur ombre, elles lui portent bonheur et malheur, selon le jour. Mais que la peine ou que la joie la frappe, elle en tire toujours une émotion qu’elle transmet : transport diony­siaque ou langueur attendrie.
Son art est un foyer où converge la vie, d’où rayonne l’amour, le plus simple, le plus humain, le plus troublant amour. C’est pour cela qu’il nous émeut à l’égal de la vie et de l’amour qu’il interprète et qu’il recrée en lui par amour de la vie, pour la vie de l’amour.

Gabriel REUILLARD.

Les Hommes du Jour, 3 mai 1913, n° 276.
Dessin de G. Raieter




29 juin 2013

Dada vu par Henry Miller



« J’étais ignorant du fait qu’il existait alors des hommes portant des noms bizarres et exotiques : Blaise Cendrars, Jacques Vaché, Louis Aragon, Tristan Tzara, René Crevel, Henry de Montherlant, André Breton, Max Ernst, George Grosz. Ignorant du fait que le 14 juillet 1916, à la Saal Waag, à Zurich, le premier manifeste dadaïste avait vu le jour – « manifeste de M. Antipyrine » – et que dans cet étrange document on déclarait que « Dada est la vie sans pantoufles ni parallèle... la stricte nécessité sans discipline ni moralité et nous crachons sur l’humanité ». Ignorant du fait que le manifeste dadaïste de 1918 contenait ces autres lignes :  “J’écris un manifeste et je ne veux rien, je dis pourtant certaines choses, et je suis par principe contre les manifestes, comme je suis aussi contre les principes... J’écris ce manifeste pour montrer qu’on peut faire les actions opposées ensemble, dans une seule fraîche respiration ; je suis contre l’action ; pour la continuelle contradiction, pour l’affirmation aussi, je ne suis ni pour ni contre et je n’explique car je hais le bon sens... Il y a une littérature qui n’arrive jusqu’à la masse vorace. Œuvre des créateurs, sortie d’une vraie nécessité de l’auteur, et pour lui-même. Connaissance d’un suprême égoïsme, où les lois s’étiolent. Chaque page doit exploser, soit par le sérieux profond et lourd, le tourbillon, le vertige, le nouveau, l’éternel, par la blague écrasante, par l’enthousiasme des principes ou par la façon d’être imprimée. Voilà un monde chancelant qui fuit, fiancé aux grelots de la gamme infernale, voilà de l’autre côté : des hommes nouveaux.” »
 
Henry Miller, Tropique du Capricorne (1939).

23 mai 2013

Vacances studieuses pour Georges Auric


Dessin au crayon de Jean Hugo (1923)

« C’est pendant nos « vacances » du Piquey que j’ai, avec quelle joie au contraire, « tapé » le Bal du comte d’Orgel. Je n’étais point un virtuose de la machine à écrire, pour dire vrai un détestable dactylographe. Par ma faute, notre travail devenait souvent d’une longueur qui risquait d’apparaître désespérante. Je n’ose me représenter ce que pouvait légitimement en penser Radiguet. Quant à moi, je me réjouissais à la fin de chaque page, ne demandant qu’à commencer la suivante. »


Georges Auric, Quand j’étais là, Grasset, 1979, p. 147.

04 mars 2013

« Et voilà. Je me sens un peu responsable. »



LE SUICIDE DE JACQUES RIGAUT

7 novembre *


À peine Jacques-Émile Blanche venait-il de m’annoncer la nouvelle que je vois apparaître Drieu :

— Mourir du désespoir de ne pouvoir être un écrivain, c’est un beau drame ! Je n’aurais jamais cru Rigaut capable d’un tel courage. Peut-être était-il né pour l’action et ne le savait-il pas ? C’est une action de se suicider... Ai-je précipité le dénouement lors de la dernière visite que je lui fis ? J’avisai sur sa table de chevet quelques papiers et comme son regard m’interrogeait : « Pas la peine, n’insistez pas, vous ne pourrez jamais écrire. » Et voilà. Je me sens un peu responsable.

C’est d’après ce pauvre garçon que Drieu créa le personnage de Gonzagues dans : La Valise vide, la meilleure nouvelle de Plainte contre Inconnu, et qui fit le succès subit du premier livre en prose, uniquement littéraire, qu’il publiait. Je vois Drieu frappé de cette mort de l’homme, de l’ami, et à la fois embarrassé soudain comme s’il devait dans ses bras prendre le personnage que son obsession, sa mémoire et la fiction ont mis naguère artistement au jour et qui, lui, continue de vivre. En 1921, j’avais connu Jacques Rigaut quand il tournait autour de Drieu, sachant qu’il l’intéressait et que rien n’amusait davantage le moraliste que de condamner un de ses amis ; je le vis ensuite assez flatté de se reconnaître dans la nouvelle de Drieu, ayant d’ailleurs tout fait pour y entrer et affectant d’offrir, puis de taire, quelques secrets nouveaux sur sa personne avec une incroyable forfanterie, lorsque arrivant quelque part, il y trouvait son biographe et qu’on louait celui-ci d’avoir épuisé son sujet. Drieu se rappelait le manège.

Pour moi, depuis longtemps je l’avais perdu de vue. Il avait fini par se marier ; une Américaine divorcée avec deux enfants. Sentimental, il joua la comédie du monsieur qui ne croit pas à ces balivernes. Selon Drieu, il la rendit malheureuse. Encore plus malheureux qu’elle, il l’attendait ; elle tardait à revenir ; il crut qu’elle ne reviendrait plus, et, comme l’inspiration littéraire, elle aussi, surtout elle, ne manifestait pas davantage, il s’est tué d’un coup de revolver. Et sa mère vivait, il avait une mère !

— Les surréalistes, m’a dit Drieu en partant, en feront un saint de leur Église. Ils l’en avaient chassé avec des injures.



* Jacques Rigaut s’est suicidé le 6 novembre 1929.

Roger Martin du Gard, Les Mémorables 1918-1945, Gallimard, 1999, pp. 712-713.



03 février 2013

Clément Pansaers à Jean Crotti et Suzanne Duchamp


© Jean Crotti papers, 1913-1973, bulk 1913-1961.
Archives of American Art, Smithsonian Institution

Dépositaire d’un fonds Crotti particulièrement riche, les Archives of American Art, Smithsonian Institution, proposent la consultation en ligne d’un nombre considérable de documents numérisés. On pense à ce que pourraient proposer, sur le même mode, les Bibliothèques Kandinski et Jacques Doucet, pour ne citer qu’elles…


De ce fonds, je propose ici la retranscription d’une lettre, sans doute inédite, de Clément Pansaers à Jean Crotti et Suzanne (Duchamp) Crotti. Écrite en mai 1922, cette lettre dit assez la détresse et la misère du poète.

Bronia Perlmutter : « Notre seul souci c’était de savoir comment trouver de l’argent pour se nourrir et payer son loyer ! (…) le problème était quotidien et tournait jusqu’à l’obsession, pour presque tous les artistes. Non, la vie à Montparnasse, ce n’était pas cette fête perpétuelle à laquelle veulent nous faire croire les livres qu’on publie aujourd’hui sur les Années folles ! » [Pierre Barillet. Bronia, dernier amour de Raymond Radiguet. Un entretien avec Bronia Clair. Ed. La tour verte, coll. Etats d'âme, Grandvilliers, 2012.]

Clément Pansaers : « (…) car mon bilan se dresse ainsi : plus de domicile en sortant de l’hôpital, plus un sou, plus d’emploi – et piètre santé. »

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Voici :

C. Pansaers
Hôpital de la Charité
(Salle Royer n° 29)
Rue Jacob
Paris, le 31/5– 22




Chère Madame
Cher Ami


J’ai tardé de vous écrire et de vous remercier, mon cher Crotti, plutôt parce que je n’avais pas de timbre, que par négligence !
Mon vis-à-vis, un Russe sentimental et triste comme moi, par intuition peut-être, vient de me faire cadeau de quelques “Semeuses”.
Mon état général semble s’améliorer. La radiothérapie me fait du bien – cependant qu’écrire une lettre me met dans un état de chaleur [1 mot illisible] insupportable –
Et je suis fatigué après avoir fait cent pas.
La plaie (suite de l’opération à l’aine, ne s’est pas encore cicatrisée – Et voilà 3 semaines.
Je compte aller à la campagne aussitôt que je vais mieux par l’aide (de) l’œuvre du retour à la terre qui procure des emplois à la campagne – car mon bilan se dresse ainsi : plus de domicile en sortant de l’hôpital, plus un sou, plus d’emploi – et piètre santé.
Ma femme vient de s’engager femme de chambre et mon fils est en pension chez des Sœurs.
Je suis très démoralisé – mais je fais des efforts pour me remettre dans un état actif !
Et j’espère.
Je compte écrire un petit ouvrage et vous le dédier – [St Jole] [ ?]
Je viens de relire De profundis de Wilde. [1 mot illisible] je l’ai trouvé [banal] [ ?] – l’atmosphère de l’hôpital est prison, abattoir, bagne, tout réuni – lugubre ! –
On zigouille les individus – plutôt de les guérir, au profit de la science –
L’opération que j’ai subie est aussi un peu cela, car j’attends vainement les résultats et le traitement en conséquence –
Enfin voilà – tout cela est bien triste ! –
Je vous souhaite une bonne santé ! –

Et au plaisir de recevoir de vos nouvelles ou de vous voir, agréez, mes chers amis, mes salutations bien cordiales.


C. Pansaers


[Jean Crotti papers. Archives of American Art, Smithsonian Institution.



Series 2 : Correspondence, 1916-1961 (Box 1 ; Folder 33)]




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Pour information, "Novénaire de l'attente" (paru pour la première fois en volume aux Editions du Chemin de Fer) est toujours disponible ici.

02 février 2013

M. Jean Cocteau. Le "bluff" sur le moi

Les portraits-charge de Jean Cocteau sont nombreux. Celui-ci est peu connu et assez exquis. Je viens de le trouver en passant en revue les 3000 documents qu'on peut trouver dans le CD Rom "Jean Cocteau, unique et multiple" paru il y a peu aux Editions l'Entretemps. Pour renouer avec l'une des vocations initiales de ce blog, on trouvera ci-après la fidèle retranscription de cet article, agrémenté de documents qui m'ont paru pertinents. 




Le "bluff" sur le moi - Dessin de Barrère - Fantasio, septembre 1924
  


"M. Jean Cocteau" par Bing, Fantasio, septembre 1924


  « Quel est donc ce petit jeune homme qui vient de m’appeler « cher collègue » ? demandait un jour Catulle Mendes, dans un salon littéraire fort connu.

  — C’est M. Jean Cocteau », lui fut-il répondu.

  À cette époque Jean Cocteau avait dix-huit ans. Quinze ans ont passé, mais le physique singulier de l’adolescent d’alors n’a guère changé ; il est mince et souple comme un roseau pensant. Ses yeux brillent, malicieux, sous un front baudelairien, et sa chevelure se dresse comme celle d’un clown musical. Il a l’air d’un étudiant, dont la mère nouerait la cravate tous les matins...
  M. Jean Cocteau a deux réputations : l’une qui est exécrable et l’autre qui est enthousiaste, il joue des deux avec la nonchalante désinvolture d’un enfant gâté, et il serait difficile de préciser laquelle chatouille le plus agréablement son amour-propre. La première lui donne l’estime des petits jeunes gens aux mains gantées d’antilope, et la seconde lui apporte, avec l’enthousiasme véhément de pas mal de vieilles dames tumultueuses, la considération attendrie, d’un éditeur dernier cri, qui ne jure que par lui et l’a pris pour arbitre des chefs-d’œuvre.
  M. Jean Cocteau, malgré qu’il n’ait encore que trente-trois automnes, se prend pour un grand homme et il évite avec un méticuleux scrupule de changer de silhouette : petit chapeau gris clairon canotier ridiculement étroit, manteau très court, gants tricotés. Le soir, un sombrero remplace parfois le chapeau gris, et une cape noire, le manteau très court. Les gants restent les mêmes : blancs ou bleu foncé.



J. Cocteau par Man Ray vers 1924

 Les Britanniques et les Américains prennent facilement Jean Cocteau pour le propriétaire du Bœuf sur le toit et ils l’y cherchent, serviette en main. Pourtant, il n’est que le client de la maison. À la vérité, il s’y était perdu un soir, désœuvré, heureux de n’y rencontrer personne. Il s’amusa, pour tromper son ennui, à dessiner sur tous les murs. Le père Moïse


Louis Moysès par Man Ray vers 1928
 
patron du lieu, laissa faire son original client. Il en fut récompensé : deux jours après cette aventure, les petits littéraires, les jeunes gens du dernier bateau, les représentants de la vieille France dont les noms finissent en ski, ska ou skof, accouraient en foule.


  Jean Cocteau a donc tous les droits dans la maison. À ses heures de fantaisie, il lui arrive d’y remplacer à l’orchestre tel nègre jouant de la flûte ou du banjo. Il a un talent tout particulier de musicien excentrique, et il pousse, en grattant son banjo, des miaulements de chat en rut d’une violente et mystérieuse mélancolie... Un soir, la furia de son jeu fut telle qu’elle fit dire à une charmante artiste, habituée de la maison : « Ce n’est pas de l’amour que j’ai pour lui, c’est de la prostitution ».
  Mais Jean Cocteau s’est lassé de cette maison, banale à force et où il y avait, le soir, trop de danseuses troublantes. Il essaya, l’an passé, de lancer un petit bar intime bien à lui, aux tentures vert pomme et canari. On y buvait, sur d’étranges sièges à forme de calices, d’étranges cocktails. Il rêva d’y mêler harmonieusement les liqueurs et la parfumerie, d’y boire du marc de lilas.
  M. Cocteau est redevenu sérieux. N’est-il pas chef d’école et poète de première grandeur, quoique prosaïquement né à Maisons-Laffitte, au contraire de tant de poètes !
  Incontestablement doué à merveille, écrivant à volonté un mot d’esprit ou une ânerie, quelquefois les deux ensemble, il eut le tort – d’autres disent la chance – de n’avoir pas grand’chose à faire dans la vie.
  La chambre qu’il occupe dans l’appartement maternel de la rue d’Anjou n’offre nullement l’habituel fouillis qui laisse deviner qu’une femme passe quelquefois par là... Pas de bibelots, pas de tableaux de maîtres, pas de coussins, pas de divan... Jean Cocteau a toutes ces fadaises en horreur : il avoue préférer caresser un ours en peluche qu’un sein de femme.
  Mais une vieille mappemonde se balance au lustre ; des pipes s’accrochent au mur ; des faux-cols peints par Picasso, le grand familier de la maison, traînent un peu partout ; une mandoline minuscule dort sur un tabouret, et, à la place d’honneur, trône un bateau chinois

 

J. Cocteau par Man Ray 1921


travaillé avec une extraordinaire minutie... Sur les murs, des notes au crayon, qui se poursuivent, s’emmêlent, se chevauchent, s’enroulent autour des dessins de Marie Laurcncin et de Picasso... Dans un coin, la table de travail : une planche sur deux tréteaux.
  Il est assez difficile de démêler ses théories artistiques. On pourrait, par instant, le croire délicieusement humoriste. Écoutez son beau programme : Place au feu d’artifice des mots sans suite, quelquefois calembouresques ! Place aux états d’âme d’esthètes aux tourments stylisés ! »
  Parmi ces révolutionnaires, M. Cocteau paraît le plus malin. C’est un dilettante aimable qui s’amuse.
  Malgré de longues biographies qu’on lui prodigue, son bagage est mince. Adolescent, il chantait une dame :

J’étouffais mes désirs cuisants
Dans votre toison d’alezane ;
J’étais honteux de mes seize ans
Et vous fière de vos Cézanne.
Nous allions chez Rumpelmayer
Siroter des boissons glacées
Et je suçais votre cuiller
Pour y surprendre vos pensées...


  Puis Cocteau s’exerce et il proclame : « Ma faiblesse fut de croire que les hommes étaient intelli-gents ».
  Le Potomak, œuvre de truculence à la Jarry, plaisamment illustrée, promet un délicieux humoriste. Mais le « Maître », au lieu de faire vraiment de l’humour, se répand en préfaces, en plaquettes, particulièrement pour louer les musiciens « inharmoniques » dont les fausses notes le ravissent.

  

Le groupe des Six. 22 juin 1921, carte postale. D. Milhaud, G. Tailleferre, F. Poulenc, A. Honegger,
D. Milhaud, J. Cocteau, G. Auric


  En 1923, le poète fait des épigrammes :


Le voilà donc, celui qui change de langage
Comme de caneçon :
Naguère encor, l’art nègre était tout son bagage,
Dada ton canasson !


  Car un drame a passé sur sa vie : Jean Cocteau s’est brouillé avec les "dadas" :

Lettre de J. Cocteau à F. Picabia, reproduite (et retouchée) dans Cannibale n° I
(25 avril 1920, p. 12)

son coup de génie a été de les suivre au temps où ils indignaient les gens sages et de les renier maintenant que sombre leur renommée.
  Les dadas, d’ailleurs, se vengèrent à leur façon... Un soir où Jean Cocteau – contrairement à ses habitudes – était parti pour quelque escapade nocturne, ils le firent passer pour mort ; c’est Mme de Noailles qui se fit, en toute innocence, la propagatrice de la nouvelle.
  Le théâtre tentait ce snob et il y donna quelques excentricités comme Parade, huée en 1915 **, applaudie en 1920,

J. Cocteau Lettre à Picabia et photomontage avec le cheval de "Parade".
Bibliothèque J. Doucet. s.d.


Envoi de J. Cocteau à T. Tzara en 1919 (26.11.1919)

les Mariés de la Tour Eiffel,


Le banquet des Mariés de la Tour Eiffel, juin 1921. BNF, dept Musique, archives F. Poulenc.




Le banquet des Mariés de la Tour Eiffel, juin 1921. BNF, dept Musique, archives F. Poulenc.
 

le Bœuf sur le toit. Cette fois Cocteau supprime les visages, supprime les comédiens. Il n’emploie que des clowns cachés dans des têtes de carton et débitant n’importe quoi. Le sujet n’a aucune espèce d’importance. Ses disciples, car il en a, disent que c’est du « réalisme supérieur ».
  Et pourtant, quand il veut redevenir sérieux, Jean Cocteau est intéressant avec son Secret professionnel, petit livre excellent.



Il s’est payé le luxe de conférencier en Sorbonne et dit, en envoyant une pichenette sur son genou, que M. Jonnart, académicien, a moins de talent que lui.
  Cet aimable indolent, attaché au travail des autres, se fit exagérément le manager d’un tout jeune romancier qu’il enveloppa de trop de louanges. Quand ce débutant était venu le voir pour la première fois, le domestique avait annoncé : « Monsieur, il y a dans l’antichambre un enfant avec une canne

  
Jacques-Emile Blanche. Raymond Radiguet


qui voudrait parler à Monsieur ».

  Cocteau s’empara de l’enfant, l’enferma dans une maison de campagne et l’obligea à, écrire, en vitesse, sans lui laisser le temps de regarder un peu la vie.
  Par contre, lui-même semble vouloir se reposer sans fin. Il suffit à son bonheur qu’un écrivain d’avant-garde lui ait dédié un livre avec cet hommage : « À l’homme le plus intelligent de France…sensuellement. »

                                                                                                                                     BING

 
* Louis Moysès

* * 1917 et non 1915

01 février 2013

Le dernier amour de Raymond Radiguet


Pierre Barillet. Bronia, dernier amour de Raymond Radiguet. Un entretien avec Bronia Clair. Ed. La tour verte, coll. Etats d'âme, Grandvilliers, 2012.



Bronia Clair était âgée de quatre-vingt dix ans quand elle se confia à Pierre Barrillet en 1996.

Elle a 15 ans et demi quand elle arrive à Paris, accompagnée de sa sœur Tylia, en février 1922.


Bronia et Tylia Perlmutter, vers 1922-1924

Elle s’appelle encore Bronia Perlmutter, ne parle pas bien le français mais parvient à se faire une place dans la bohème de Montparnasse. Mannequin pour Paul Poiret, modèle de Kisling notamment, de Bronia Perlmutter on connaît surtout une photo où elle se tient à côté de Marcel Duchamp, sur la scène du théâtre des Champs-Elysées le 31 décembre 1924.


Marcel Duchamp et Bronia Perlmutter, 31 décembre 1924 - Man Ray



René Clair

Ce qu'on sait moins, c'est qu'avant d'épouser le cinéaste René Clair en 1926, Bronia Perlmutter fit une « éblouissante » rencontre en 1923 : celle de Raymond Radiguet. Elle n'a pas encore dix-sept ans. Dès le lendemain de cette rencontre au bal Bullier,



Bal Bullier

Bronia Perlmutter retrouvera Radiguet au Bœuf sur le toit… La liaison sera courte mais intense.

Plus de soixante-dix ans de silence n’auront rien effacé.

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– … 1923. c’est bien un an après ton arrivée à Paris que se situe ta rencontre avec Radiguet ?

– Oui, fin mars. Tristan Tzara habitait comme nous l’hôtel des Écoles, une petite chambre au-dessus de la nôtre. (…) Dans l’escalier, je croise Tristan qui me demande : « Qu’est-ce que tu fais ce soir ? » Je lui réponds : Rien. Je suis toute seule… » « Pourquoi tu ne viens pas avec moi ? Je vais faire un tour à Bullier ! » (…) À peine étions-nous installés qu’un tout jeune homme avec les yeux en amande, un peu asiatiques, un magnifique regard de myope ombragé de cils épais, silhouette élégante, habillé avec une certaine recherche, vient saluer Tzara qui me le présente : « Raymond Radiguet ».

– Ça été le coup de foudre ?

– L’éblouissement, plutôt. Oui, j’ai été éblouie… Radiguet était la vedette du jour. Au Dôme, on ne parlait que de lui (…)

[…]

– Qu’est-ce que tu as aimé le plus en Radiguet ?

– Mon premier amour.

– Et qu’est-ce qui t’a décidé à en parler enfin, après soixante-dix ans de silence ?

– L’envie de le faire revivre une dernière fois. Et la surprise de le retrouver toujours aussi vivant, après avoir vainement essayé d’en effacer le souvenir…

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D’urgence, il faut lire ce témoignage qui a traversé le temps et qui nous parvient de justesse – on l’apprendra en lisant la note de Pierre Barillet en fin de volume. La dernière réponse du témoignage vif, intact et on ne peut plus touchant de Bronia Perlmutter est comme un écho de la fameuse phrase de Jules Michelet (qui pourrait être la justification de l’existence du blog cacodylate et de ce qu’il est appelé à devenir) :

« Oui, chaque mort laisse un petit bien, sa mémoire, et demande qu'on la soigne. [...] L’histoire accueille et renouvelle ces gloires déshéritées ; elle donne vie à ces morts, les ressuscite. Sa justice associe ainsi ceux qui n’ont pas vécu en même temps, fait réparation à plusieurs qui n'avaient paru qu’un moment pour disparaître. Ils vivent maintenant avec nous qui nous sentons leurs parents, leurs amis. Ainsi se fait une famille, une cité commune entre les vivants et les morts. »




Bronia Perlmutter par Berenice Abbott vers 1925

09 juillet 2012

Lectures d'été



Du sang neuf chez Macula. Devenu difficile d'accès, l'important - et passionnant - texte de Georges Didi-Huberman (Invention de l'hystérie) vient de reparaître il y a peu. L'édition est très largement augmentée et propose une iconographie de grande qualité. Enorme opus, certes, mais qu'il serait fâcheux de laisser passer...





Après l'imposant travail de Francis M. Naumann & Hector Obalk (Affect. Marcel. The selected Correspondence of Marcel Duchamp - Thames & Hudson, 2000), on retrouve les deux Totors en correspondance inédite, éditée par Scarlett et Philippe Reliquet, aux éditions du Mamco (Genève). Près de 300 pages pour les découvreurs et amoureux de Duchamp et de l'auteur de Jules et Jim.



Livraison du mois. Picabia, encore Picabia !



Et parce que l'Origine ne cesse de nous questionner ...

01 juillet 2012

"Et maintenant, c'est la Fin"


C'est une fois de plus grâce au remarquable travail d'éditrice de Claire Paulhan que l'on peut lire, depuis peu, les dernières lignes du Journal de Mireille Havet. Ce volume couvre presque entièrement l'année 1929 : il débute au premier janvier et s'achève au 29 octobre. Il restera à Mireille Havet 29 mois à vivre (nous indique Claire Paulhan dans son Epilogue) dans une grande détresse morale, une santé finissante (les drogues et la tuberculose la conduisent sûrement vers une fin dont elle est pleinement consciente) et une misère quotidienne.

"Je suis vieille et laide. Pas habillée, pas maquillée, rien. Ma figure fout le camp. J'ai à peine trente ans. Je hurle à la mort vraiment, et j'ai peur d'elle. J'ai perdu mon intelligence, c'est elle qui me tue en étant morte la première quand j'étais encore vivante. [...] Et maintenant, c'est la Fin [...] Regardez mon écriture, c'est la Fin." (Dimanche 12 mai 1929, 5 heures de l'après-midi, Paris).

A noter : le premier tome du Journal de Mireille Havet (1918-1919), épuisé, a fait l'objet d'une nouvelle édition revue, augmentée et corrigée. On attend le retour aux origines avec le Journal 1913-1918, à paraître.