09 février 2014

Isadora, 1913



 Isadora DUNCAN

 Elle était la prêtresse de la joie sur terre : elle apportait au monde un motif nouveau d’émerveillement et de plaisir.
Et voilà que le plus absurde et le plus terrible accident vient la frapper dans sa maternité sereine et recueillie. La nature en quoi elle avait puisé l’inspiration de son art souple et délié l’avait comblée, en retour, comme mère. Isadora Duncan allait donner deux chefs-d’œuvre de plus au monde : un homme et une femme élevés pour aimer et pour faire aimer la beauté, la petite Doodie et le petit Patrick.
Nous n’avons pas besoin de la littérature élégante des chroniqueurs pour aimer ces enfants que de simples photos nous montrent nus sur les genoux de leur maman. Ils sont beaux comme les petits Jésus dans les tableaux des primi­tifs ; et ils sont beaux aussi de la tendresse de la mère qui les tient doucement pressés. Un bon journaliste mondain, qui a l’habitude des descriptions et qui «‍ développe » avec art le sujet qui lui est donné, ne pourra jamais nous com­muniquer l’émotion pure qu’on éprouve en regardant cette simple photo d’un « illustré ». Ceux qui ont la spécialité des grands enterrements, ceux pour qui la pitié est sans secrets, ceux qui achètent leur vocabulaire à bon compte, au rayon de noir, avec leurs gants, ne nous diront jamais l’émouvante simplicité de ces funérailles des deux enfants d’Isadora Duncan. Le prêtre en avait été écarté, mais on y sentait la présence invisible de Dieu, si nous nommons ainsi les forces réunies de la nature en ce qu’elles ont de plus doux et de plus terrible, à la fois, de plus impénétrable aussi, et lorsqu’elles mêlent la vie avec la mort... Mais c’est d’Isadora Duncan et de son art que je veux vous parler.

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Lorsqu’en 1903 au théâtre Sarah-Bernhardt, et en 1904 au Palais du Trocadéro, Isadora Duncan, pour les premières fois, vint danser à Paris, sa tentative de rénovation d’un art laissé aux soins de quelques demoiselles délurées, ren­contra l’hostilité presque générale. Et son art, en effet, simple, direct, humain, avait contre lui les bourgeois qu’il scandalisait, les gens de goût qu’il offusquait, les artistes mêmes qu’il déroutait. L’habitué d’opéra ne pouvait plus gloser sur l’agrément immoral du tutu qui se prêtait aux perverses comparaisons et aux jeux d’esprit bien français...
Il ne fallut rien moins que l’autorité de Carrière et de Rodin, de Besnard et de Saint-Marceaux, de Beaunier et de Louis Laloy, de Grandjouan et de Charpentier (j’en oublie parmi les plus grands, sans doute) afin d’imposer au public, aux critiques de tous les arts, aux journalistes bien-pensants et mal disants, le plus pur, le plus émouvant des exemples plastiques.
La ballerine, officiante légère d’opéra, ne rythme pas la gaîté ou la peine de son cœur, ni le trouble de son amour, ni les transports de sa passion, elle pique trois pas de gym­nastique et accomplit son petit tour d’acrobatie. Son art n’est point un jeu allègre et délié, il ne traduit pas la fer­veur d’une âme enivrée de musique. Il nous dit la souplesse bête et banale d’un corps, projeté sur la scène, sans foyer. Les habitués du jeu de cirque avaient une prédilection pour la présentation de cet exercice sportif, et ils tenaient à la prérogative du maillot qui avait enchanté leurs soirs de col­légiens. Isadora Duncan, en voulant imposer sa conception nouvelle et éternelle ensemble de la danse, apportait l’élé­ment de la révolution – le mot n’est pas trop fort – dans l’art qui ne doit emprunter sa beauté qu’à celle du corps et à la joie de le voir vivre.
La danse est le chœur unanime du plaisir, et rien de moins, et rien de plus. Bondissement allègre et modulation rythmée de la joie! Danser, c’est interpréter l’harmonie qui soulève et qui porte la danseuse, comme un flot roule et enveloppe le baigneur. Il fallait asservir la danse à la musique qui l’imprègne et la nourrit, qui lui prête les sen­timents du musicien auquel elle doit, en retour, prêter sa plastique harmonieuse. Et dans l’art où tout est amour, transcription émue de la vie, il fallait ramener la danse aux proportions de la statuaire mouvante et non la laisser dimi­nuer en Rabaissant au niveau d’exercice dangereux.
Isadora Duncan tenta cet effort valeureux, et, s’inspirant des rythmes de Bach, de Beethoven, de Chopin, de Gluck, de Grieg, de Schubert et de Wagner, les décora de sa fresque mouvante. Et, sans doute, on peut objecter, que de pareilles symphonies peuvent se passer aisément de toute notation précise. Isadora Duncan, d’ailleurs, le pense aussi. Mais elle donne, en même temps, les raisons du choix qu’elle a fait : « Certes, c’est un crime artistique, dit-elle, que de danser une telle musique. Si je l’ai fait c’est par nécessité, parce que cette musique réveille la danse morte, et ranime le rythme. J’ai dansé sur cette musique, menée par elle comme une feuille par le vent. »
Je suppose qu’après des années de méditation, Isadora Duncan s’est inspirée de la réalité même de la nature où tout art doit s’alimenter. Elle sut que les courses dans les bois enseignent plus que les manuels d’école, que pour redonner à un art désuet sa force et sa jeunesse, il suffit de le confronter avec les éléments qu’il doit traduire et de le hausser jusqu’à eux. Si la comparaison qui s’impose immé­diatement entre eux et lui ne peut se supporter, l’art est déjà caduc. Et pour la danse, il faut donc accorder les mou­vements de l’interprète aux mouvements de ce qui vit dans la musique ; et son corps doit se plier sous la tempête orchestrée, comme un arbre se plie sous l’ouragan, Isadora Duncan donnait d’ailleurs, il y a quelque temps, dans un journal, ses propres réflexions sur l’art plastique qu’est la danse. « Le grand, le seul principe sur lequel je me crois autorisée à m’appuyer, c’est l’unité constante, absolu, uni­verselle de la forme et du mouvement, unité rythmique qui se retrouve dans toutes les manifestations de la nature ; les eaux, les vents, les végétaux, les êtres vivants, les parties infimes de la matière elle-même. En rien la nature ne fait de sauts ; et il y a entre tous les états de la vie une conti­nuité que le danseur doit respecter dans son art, sous peine d’être un pantin hors nature et sans beauté vraie. Chercher dans la nature les formes les plus belles et trouver le mou­vement qui exprime d’âme de ces formes : tel est l’art du danseur. »

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Isadora Duncan, née d’une famille californienne assez aisée, suivit, toute jeune, des cours dans un gymnase amé­ricain. Mais ces cours, en réalité, n’avaient pour but que d’assouplir son corps, ses muscles à leur libre jeu. À onze ans, trouvant qu’elle avait assez appris, elle résolut de se mettre à l’école de la nature. Depuis, elle n’eut d’autre enseignement et elle ne doit rien aux professeurs. Son instinct merveilleux l’a seul servie. On a dit souvent d’elle qu’elle était comme une figurine descendue d’un vase grec. Elle est mieux que cela, et elle est, en effet, plus près de la nature que de l’art. Rodin lui-même écrivait d’elle : « Miss Duncan a proprement unifié la vie en la danse. Elle est naturelle sur la scène où on l’est si rarement. Elle rend la danse sensible à la ligne et elle est simple comme l’an­tique, qui est le synonyme de la Beauté. Souplesse, émo­tion, ces grandes qualités qui sont l’âme même de la danse : c’est l’art entier et souverain. » Et Eugène Carrière aussi, pensait aux bas-reliefs des vases grecs en voyant la danse d’Isadora Duncan. Mais il songeait que les gestes des modèles dont elle avait pu s’inspirer, venaient directement de la nature. Il écrivait alors : « ‍Mlle Isadora Duncan, dans son désir d’exprimer des sentiments, a trouvé dans l’art grec les plus beaux modèles. Pleine d’admiration pour ces belles figures des bas-reliefs, elle s’en est inspirée. Mais, douée d’un instinct de découverte, elle est retournée à la Nature d’où venaient tous ces gestes ; et, croyant imiter et faire renaître la danse grecque, elle a trouvé sa propre pantomime. Elle pense aux Grecs et n’obéit qu’à elle-même : c’est sa propre joie et sa seule douceur qu’elle nous offre. Son oubli de l’instant et sa recherche du bonheur sont ses propres désirs. En nous racontant si bien sa belle nature, elle évoque la nôtre. Comme devant les œuvres grecques revivant un instant pour nous, nous sommes jeunes avec elle, un nouvel espoir triomphe en nous ; et, lorsqu’elle exprime son consentement aux choses inévitables, nous nous résignons avec elle. Ce n’est plus un divertissement la danse de Mlle Isadora Duncan : c’est une manifestation per­sonnelle, ainsi une œuvre d’art, plus vivante, peut-être, et aussi féconde en incitation aux œuvres auxquelles nous sommes nous-mêmes destinés. » J’ai tenu à citer les opi­nions de ces deux artistes qui resteront probablement comme les plus puissants de notre temps, sur l’art d’Isadora Duncan.

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Le premier moment de stupeur passé, la danse aisée d’Isadora Duncan s’est imposée. Les admirateurs de la belle artiste sont devenus maintenant de plus en plus nombreux. Isadora Duncan fait école aujourd’hui. À Darmstadt, en Allemagne, aidée pas sa sœur Elisabeth, elle fondait une école d’enseignement plastique en décembre 1904. En 1908, le grand-duc de Hesse mettait à sa disposition un terrain sur la Marienhohe pour y construire un spacieux bâtiment. Trois ans après, en décembre 1911, la nouvelle école faisait son ouverture, je ne crois pas cependant qu’un tel art, si spontané et si réfléchi à la fois, puisse être trans­mis par l’enseignement. Mais il est excellent, quoi qu’il en soit pour l’avenir, que des enfants soient astreints à l’édu­cation esthétique du corps et de l’esprit. Mais je le dis : l’art d’une Isadora Duncan, l’art d’un Mounet-Sully ne peut être enseigné. C’est la récompense attendue d’une observation patiente et émue de la nature. Et qu’il veuille traduire les transports de la passion, il garde cependant quelque chose de chaste et d’élevé qui révèle sa source. Il peut plaire à quelque vieillard dément de se scandaliser d’un spectacle qui lui rappelle trop le libre jeu des années écoulées, nous affirmons que l’art d’Isadora Duncan est religieux, en ce qu’il interprète et magnifie les gestes de la création. Par là, il se rattache à la vie même, il se relie à tous les arts dont le but est de dégager et de rendre sensible aux sens, la vie, dans son essence la plus pure. Il faut le dire à ceux qui ont peur de la force invisible des mots : l’art, quel qu’il soit, n’est qu’une communion sous les espèces de la vie. On peut le retrouver dans les moindres gestes d’un homme simple et dans la moindre expression d’un visage. Aussi l’art est partout avec la vie. Et en ce sens, l’amour est peut- être le plus complet de tous les arts...
Tous les gestes d’Isadora Duncan sont des gestes d’amour dédiés à ce qui vit, souffre et respire. Et la vie et la mort mêlent autour d’Isadora Duncan leur lumière et leur ombre, elles lui portent bonheur et malheur, selon le jour. Mais que la peine ou que la joie la frappe, elle en tire toujours une émotion qu’elle transmet : transport diony­siaque ou langueur attendrie.
Son art est un foyer où converge la vie, d’où rayonne l’amour, le plus simple, le plus humain, le plus troublant amour. C’est pour cela qu’il nous émeut à l’égal de la vie et de l’amour qu’il interprète et qu’il recrée en lui par amour de la vie, pour la vie de l’amour.

Gabriel REUILLARD.

Les Hommes du Jour, 3 mai 1913, n° 276.
Dessin de G. Raieter