PIERRE DE MASSOT « LIVRES » PARIS- JOURNAL 18 NOVEMBRE 1923
« Carnaval n'est pas une théorie de pages lyrico-sensuelles non plus qu'un prétexte à faux décors. Il y a deux âmes masquées, tendues jusqu'au pathétique, qui se démasquent, en une atmosphère douce et voilée, mystérieuse et frémissante. Tout est pénombre, demi-jour, allusions, fraîcheur... pas de poings sur la table ni de points sur les i. "Suggérer, évoquer, voilà le rêve", disait Mallarmé, ce grand prophète. Voici le style: " La première, la main à la nuque, elle lui prend les lèvres, elle le mord, puis abandonne sa bouche. Il y pénètre comme dans une rose humide et boit. " Voici le charme : " Germaine avait dit : “Je vais mettre une petite robe rose.” En réalité sa robe est noire." (1) Nouveau ton. Aucune vantardise ne gâte l'amoralisme qui est délicat, froid, pincé comme un veston d'Édouard de Max. Carnaval porte en lui les germes de notre génération : le scepticisme, l'éther, l'opium, le jazz, les cocktails y ont une place parfaitement justifiée. Il porte aussi la preuve par 9 d'un admirable talent que je suis fier de saluer au passage. Mireille Havet, petite sœur, j'évoque votre curieuse silhouette penchée sur un whisky, au Bœuf sur le toit, quand Wance [sic] (2)
jette toute son âme à des êtres qui ne sont pas dignes d'un tel sacrifice. Et je vous offre ainsi l'épigraphe de Ducasse : "Triste comme l'univers, belle comme le suicide." » (3)
C’est au stand de Claire Paulhan, en avril dernier, que j’ai acheté le nouveau volume du Journal de Mireille Havet qui couvre les années 1927 et 1928. C’est dans ce volume qu’on découvre la rencontre de Mireille Havet avec Robbie (4) qui fut la compagne de Pierre de Massot et que ce dernier « offrit » bien imprudemment à l’auteur de Carnaval. [Je noterai ici, bientôt, un extrait de Mon corps, ce doux démon dans lequel de Massot évoque cet insensé cadeau qui l’empoisonna pour de longs mois]. Terrible volume que celui-ci, où l’on suit l’inexorable descente aux enfers de Mireille Havet qui en ces années désespérément folles mettait à profit la moindre rémission dans son mal que pouvaient lui apporter ses voyages hors de la capitale (Nice, Cannes, New York, Grasse …) pour tout aussitôt soumettre un corps, déjà dévasté, aux implacables effets combinés de l’héroïne, de l’opium et de la cocaïne. Le 15 décembre 1927, Mireille se trouve chez Georges Claretie,
fils de Jules Claretie [qui est Georges, qui est Jules, qui est Léo ?] (5), discret signataire de L’Œil cacodylate, elle affirme avoir « cherché Robbie », ce jour même où elle rencontre Jacques Rigaut et Georges Auric. On imagine Mireille Havet très lasse, marchant sans plus aucune assurance dans les rues de Paris et d’ailleurs. On imagine les vils flashs que lui procurèrent des excipients plus encore vils. On imagine Mireille Havet la tête orientée vers de trop lointaines étoiles. La langue de Mireille Havet est sans doute terrible et désespérante, mais elle est belle.
(1) Il faut rendre justice à René Crevel qui fut sans doute le premier à avoir souligné la figure de style employée par Mireille Havet – et dont de Massot « se souvint » près d’un mois plus tard. C’est René Crevel qui, en effet, débute son article consacré au Carnaval de Mireille Havet en soulignant cette figure. [René Crevel in Les Nouvelles Littéraires, 6 octobre 1923].
(2) [sic] De Massot évoque ici, très probablement, le saxophoniste (et banjoïste à ses heures) Vance Lowry, auquel Michel Leiris n’hésitera pas à vendre les cadeaux qu’on lui offrit à l’occasion de sa première communion afin de pouvoir fréquenter les bars branchés de son époque. Leiris rappelle d’ailleurs dans Biffures que Vance Lowry fut « l’un des premiers musiciens nègres à être venus en France ».
(3) La phrase complète de Lautréamont est la suivante : « Tu dois être puissant, car tu as une figure plus qu’humaine, triste comme l’univers, belle comme le suicide... » Chant I, 13.
(4) « 4 heures du matin. Samedi 14 juillet 1928. Sale Garce. Ordure. Salope. C’est en t’injuriant immédiatement que je m’éveille, petite Robbie. Ordure de ma vie que j’aimais, qui m’aimait tant, soi-disant, quand nous nous endormions à cette heure-ci, vois-tu, à l’aube, et à regrets encore, on aurait dit de ta part aussi (sale comédienne aussi, sans doute), parce que jusque-là, nous nous aimions, renouvelant dans nos caresses les serments d’amour et les protestations et les chers projets pour les étés d’après et toujours ! ». [Mireille Havet, Journal 1927-1928, éditions Claire Paulhan, Paris, 2010, p. 225].
(5) Réponse sera donnée dans un prochain post.