29 juin 2013

Dada vu par Henry Miller



« J’étais ignorant du fait qu’il existait alors des hommes portant des noms bizarres et exotiques : Blaise Cendrars, Jacques Vaché, Louis Aragon, Tristan Tzara, René Crevel, Henry de Montherlant, André Breton, Max Ernst, George Grosz. Ignorant du fait que le 14 juillet 1916, à la Saal Waag, à Zurich, le premier manifeste dadaïste avait vu le jour – « manifeste de M. Antipyrine » – et que dans cet étrange document on déclarait que « Dada est la vie sans pantoufles ni parallèle... la stricte nécessité sans discipline ni moralité et nous crachons sur l’humanité ». Ignorant du fait que le manifeste dadaïste de 1918 contenait ces autres lignes :  “J’écris un manifeste et je ne veux rien, je dis pourtant certaines choses, et je suis par principe contre les manifestes, comme je suis aussi contre les principes... J’écris ce manifeste pour montrer qu’on peut faire les actions opposées ensemble, dans une seule fraîche respiration ; je suis contre l’action ; pour la continuelle contradiction, pour l’affirmation aussi, je ne suis ni pour ni contre et je n’explique car je hais le bon sens... Il y a une littérature qui n’arrive jusqu’à la masse vorace. Œuvre des créateurs, sortie d’une vraie nécessité de l’auteur, et pour lui-même. Connaissance d’un suprême égoïsme, où les lois s’étiolent. Chaque page doit exploser, soit par le sérieux profond et lourd, le tourbillon, le vertige, le nouveau, l’éternel, par la blague écrasante, par l’enthousiasme des principes ou par la façon d’être imprimée. Voilà un monde chancelant qui fuit, fiancé aux grelots de la gamme infernale, voilà de l’autre côté : des hommes nouveaux.” »
 
Henry Miller, Tropique du Capricorne (1939).

23 mai 2013

Vacances studieuses pour Georges Auric


Dessin au crayon de Jean Hugo (1923)

« C’est pendant nos « vacances » du Piquey que j’ai, avec quelle joie au contraire, « tapé » le Bal du comte d’Orgel. Je n’étais point un virtuose de la machine à écrire, pour dire vrai un détestable dactylographe. Par ma faute, notre travail devenait souvent d’une longueur qui risquait d’apparaître désespérante. Je n’ose me représenter ce que pouvait légitimement en penser Radiguet. Quant à moi, je me réjouissais à la fin de chaque page, ne demandant qu’à commencer la suivante. »


Georges Auric, Quand j’étais là, Grasset, 1979, p. 147.

04 mars 2013

« Et voilà. Je me sens un peu responsable. »



LE SUICIDE DE JACQUES RIGAUT

7 novembre *


À peine Jacques-Émile Blanche venait-il de m’annoncer la nouvelle que je vois apparaître Drieu :

— Mourir du désespoir de ne pouvoir être un écrivain, c’est un beau drame ! Je n’aurais jamais cru Rigaut capable d’un tel courage. Peut-être était-il né pour l’action et ne le savait-il pas ? C’est une action de se suicider... Ai-je précipité le dénouement lors de la dernière visite que je lui fis ? J’avisai sur sa table de chevet quelques papiers et comme son regard m’interrogeait : « Pas la peine, n’insistez pas, vous ne pourrez jamais écrire. » Et voilà. Je me sens un peu responsable.

C’est d’après ce pauvre garçon que Drieu créa le personnage de Gonzagues dans : La Valise vide, la meilleure nouvelle de Plainte contre Inconnu, et qui fit le succès subit du premier livre en prose, uniquement littéraire, qu’il publiait. Je vois Drieu frappé de cette mort de l’homme, de l’ami, et à la fois embarrassé soudain comme s’il devait dans ses bras prendre le personnage que son obsession, sa mémoire et la fiction ont mis naguère artistement au jour et qui, lui, continue de vivre. En 1921, j’avais connu Jacques Rigaut quand il tournait autour de Drieu, sachant qu’il l’intéressait et que rien n’amusait davantage le moraliste que de condamner un de ses amis ; je le vis ensuite assez flatté de se reconnaître dans la nouvelle de Drieu, ayant d’ailleurs tout fait pour y entrer et affectant d’offrir, puis de taire, quelques secrets nouveaux sur sa personne avec une incroyable forfanterie, lorsque arrivant quelque part, il y trouvait son biographe et qu’on louait celui-ci d’avoir épuisé son sujet. Drieu se rappelait le manège.

Pour moi, depuis longtemps je l’avais perdu de vue. Il avait fini par se marier ; une Américaine divorcée avec deux enfants. Sentimental, il joua la comédie du monsieur qui ne croit pas à ces balivernes. Selon Drieu, il la rendit malheureuse. Encore plus malheureux qu’elle, il l’attendait ; elle tardait à revenir ; il crut qu’elle ne reviendrait plus, et, comme l’inspiration littéraire, elle aussi, surtout elle, ne manifestait pas davantage, il s’est tué d’un coup de revolver. Et sa mère vivait, il avait une mère !

— Les surréalistes, m’a dit Drieu en partant, en feront un saint de leur Église. Ils l’en avaient chassé avec des injures.



* Jacques Rigaut s’est suicidé le 6 novembre 1929.

Roger Martin du Gard, Les Mémorables 1918-1945, Gallimard, 1999, pp. 712-713.



03 février 2013

Clément Pansaers à Jean Crotti et Suzanne Duchamp


© Jean Crotti papers, 1913-1973, bulk 1913-1961.
Archives of American Art, Smithsonian Institution

Dépositaire d’un fonds Crotti particulièrement riche, les Archives of American Art, Smithsonian Institution, proposent la consultation en ligne d’un nombre considérable de documents numérisés. On pense à ce que pourraient proposer, sur le même mode, les Bibliothèques Kandinski et Jacques Doucet, pour ne citer qu’elles…


De ce fonds, je propose ici la retranscription d’une lettre, sans doute inédite, de Clément Pansaers à Jean Crotti et Suzanne (Duchamp) Crotti. Écrite en mai 1922, cette lettre dit assez la détresse et la misère du poète.

Bronia Perlmutter : « Notre seul souci c’était de savoir comment trouver de l’argent pour se nourrir et payer son loyer ! (…) le problème était quotidien et tournait jusqu’à l’obsession, pour presque tous les artistes. Non, la vie à Montparnasse, ce n’était pas cette fête perpétuelle à laquelle veulent nous faire croire les livres qu’on publie aujourd’hui sur les Années folles ! » [Pierre Barillet. Bronia, dernier amour de Raymond Radiguet. Un entretien avec Bronia Clair. Ed. La tour verte, coll. Etats d'âme, Grandvilliers, 2012.]

Clément Pansaers : « (…) car mon bilan se dresse ainsi : plus de domicile en sortant de l’hôpital, plus un sou, plus d’emploi – et piètre santé. »

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Voici :

C. Pansaers
Hôpital de la Charité
(Salle Royer n° 29)
Rue Jacob
Paris, le 31/5– 22




Chère Madame
Cher Ami


J’ai tardé de vous écrire et de vous remercier, mon cher Crotti, plutôt parce que je n’avais pas de timbre, que par négligence !
Mon vis-à-vis, un Russe sentimental et triste comme moi, par intuition peut-être, vient de me faire cadeau de quelques “Semeuses”.
Mon état général semble s’améliorer. La radiothérapie me fait du bien – cependant qu’écrire une lettre me met dans un état de chaleur [1 mot illisible] insupportable –
Et je suis fatigué après avoir fait cent pas.
La plaie (suite de l’opération à l’aine, ne s’est pas encore cicatrisée – Et voilà 3 semaines.
Je compte aller à la campagne aussitôt que je vais mieux par l’aide (de) l’œuvre du retour à la terre qui procure des emplois à la campagne – car mon bilan se dresse ainsi : plus de domicile en sortant de l’hôpital, plus un sou, plus d’emploi – et piètre santé.
Ma femme vient de s’engager femme de chambre et mon fils est en pension chez des Sœurs.
Je suis très démoralisé – mais je fais des efforts pour me remettre dans un état actif !
Et j’espère.
Je compte écrire un petit ouvrage et vous le dédier – [St Jole] [ ?]
Je viens de relire De profundis de Wilde. [1 mot illisible] je l’ai trouvé [banal] [ ?] – l’atmosphère de l’hôpital est prison, abattoir, bagne, tout réuni – lugubre ! –
On zigouille les individus – plutôt de les guérir, au profit de la science –
L’opération que j’ai subie est aussi un peu cela, car j’attends vainement les résultats et le traitement en conséquence –
Enfin voilà – tout cela est bien triste ! –
Je vous souhaite une bonne santé ! –

Et au plaisir de recevoir de vos nouvelles ou de vous voir, agréez, mes chers amis, mes salutations bien cordiales.


C. Pansaers


[Jean Crotti papers. Archives of American Art, Smithsonian Institution.



Series 2 : Correspondence, 1916-1961 (Box 1 ; Folder 33)]




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Pour information, "Novénaire de l'attente" (paru pour la première fois en volume aux Editions du Chemin de Fer) est toujours disponible ici.

02 février 2013

M. Jean Cocteau. Le "bluff" sur le moi

Les portraits-charge de Jean Cocteau sont nombreux. Celui-ci est peu connu et assez exquis. Je viens de le trouver en passant en revue les 3000 documents qu'on peut trouver dans le CD Rom "Jean Cocteau, unique et multiple" paru il y a peu aux Editions l'Entretemps. Pour renouer avec l'une des vocations initiales de ce blog, on trouvera ci-après la fidèle retranscription de cet article, agrémenté de documents qui m'ont paru pertinents. 




Le "bluff" sur le moi - Dessin de Barrère - Fantasio, septembre 1924
  


"M. Jean Cocteau" par Bing, Fantasio, septembre 1924


  « Quel est donc ce petit jeune homme qui vient de m’appeler « cher collègue » ? demandait un jour Catulle Mendes, dans un salon littéraire fort connu.

  — C’est M. Jean Cocteau », lui fut-il répondu.

  À cette époque Jean Cocteau avait dix-huit ans. Quinze ans ont passé, mais le physique singulier de l’adolescent d’alors n’a guère changé ; il est mince et souple comme un roseau pensant. Ses yeux brillent, malicieux, sous un front baudelairien, et sa chevelure se dresse comme celle d’un clown musical. Il a l’air d’un étudiant, dont la mère nouerait la cravate tous les matins...
  M. Jean Cocteau a deux réputations : l’une qui est exécrable et l’autre qui est enthousiaste, il joue des deux avec la nonchalante désinvolture d’un enfant gâté, et il serait difficile de préciser laquelle chatouille le plus agréablement son amour-propre. La première lui donne l’estime des petits jeunes gens aux mains gantées d’antilope, et la seconde lui apporte, avec l’enthousiasme véhément de pas mal de vieilles dames tumultueuses, la considération attendrie, d’un éditeur dernier cri, qui ne jure que par lui et l’a pris pour arbitre des chefs-d’œuvre.
  M. Jean Cocteau, malgré qu’il n’ait encore que trente-trois automnes, se prend pour un grand homme et il évite avec un méticuleux scrupule de changer de silhouette : petit chapeau gris clairon canotier ridiculement étroit, manteau très court, gants tricotés. Le soir, un sombrero remplace parfois le chapeau gris, et une cape noire, le manteau très court. Les gants restent les mêmes : blancs ou bleu foncé.



J. Cocteau par Man Ray vers 1924

 Les Britanniques et les Américains prennent facilement Jean Cocteau pour le propriétaire du Bœuf sur le toit et ils l’y cherchent, serviette en main. Pourtant, il n’est que le client de la maison. À la vérité, il s’y était perdu un soir, désœuvré, heureux de n’y rencontrer personne. Il s’amusa, pour tromper son ennui, à dessiner sur tous les murs. Le père Moïse


Louis Moysès par Man Ray vers 1928
 
patron du lieu, laissa faire son original client. Il en fut récompensé : deux jours après cette aventure, les petits littéraires, les jeunes gens du dernier bateau, les représentants de la vieille France dont les noms finissent en ski, ska ou skof, accouraient en foule.


  Jean Cocteau a donc tous les droits dans la maison. À ses heures de fantaisie, il lui arrive d’y remplacer à l’orchestre tel nègre jouant de la flûte ou du banjo. Il a un talent tout particulier de musicien excentrique, et il pousse, en grattant son banjo, des miaulements de chat en rut d’une violente et mystérieuse mélancolie... Un soir, la furia de son jeu fut telle qu’elle fit dire à une charmante artiste, habituée de la maison : « Ce n’est pas de l’amour que j’ai pour lui, c’est de la prostitution ».
  Mais Jean Cocteau s’est lassé de cette maison, banale à force et où il y avait, le soir, trop de danseuses troublantes. Il essaya, l’an passé, de lancer un petit bar intime bien à lui, aux tentures vert pomme et canari. On y buvait, sur d’étranges sièges à forme de calices, d’étranges cocktails. Il rêva d’y mêler harmonieusement les liqueurs et la parfumerie, d’y boire du marc de lilas.
  M. Cocteau est redevenu sérieux. N’est-il pas chef d’école et poète de première grandeur, quoique prosaïquement né à Maisons-Laffitte, au contraire de tant de poètes !
  Incontestablement doué à merveille, écrivant à volonté un mot d’esprit ou une ânerie, quelquefois les deux ensemble, il eut le tort – d’autres disent la chance – de n’avoir pas grand’chose à faire dans la vie.
  La chambre qu’il occupe dans l’appartement maternel de la rue d’Anjou n’offre nullement l’habituel fouillis qui laisse deviner qu’une femme passe quelquefois par là... Pas de bibelots, pas de tableaux de maîtres, pas de coussins, pas de divan... Jean Cocteau a toutes ces fadaises en horreur : il avoue préférer caresser un ours en peluche qu’un sein de femme.
  Mais une vieille mappemonde se balance au lustre ; des pipes s’accrochent au mur ; des faux-cols peints par Picasso, le grand familier de la maison, traînent un peu partout ; une mandoline minuscule dort sur un tabouret, et, à la place d’honneur, trône un bateau chinois

 

J. Cocteau par Man Ray 1921


travaillé avec une extraordinaire minutie... Sur les murs, des notes au crayon, qui se poursuivent, s’emmêlent, se chevauchent, s’enroulent autour des dessins de Marie Laurcncin et de Picasso... Dans un coin, la table de travail : une planche sur deux tréteaux.
  Il est assez difficile de démêler ses théories artistiques. On pourrait, par instant, le croire délicieusement humoriste. Écoutez son beau programme : Place au feu d’artifice des mots sans suite, quelquefois calembouresques ! Place aux états d’âme d’esthètes aux tourments stylisés ! »
  Parmi ces révolutionnaires, M. Cocteau paraît le plus malin. C’est un dilettante aimable qui s’amuse.
  Malgré de longues biographies qu’on lui prodigue, son bagage est mince. Adolescent, il chantait une dame :

J’étouffais mes désirs cuisants
Dans votre toison d’alezane ;
J’étais honteux de mes seize ans
Et vous fière de vos Cézanne.
Nous allions chez Rumpelmayer
Siroter des boissons glacées
Et je suçais votre cuiller
Pour y surprendre vos pensées...


  Puis Cocteau s’exerce et il proclame : « Ma faiblesse fut de croire que les hommes étaient intelli-gents ».
  Le Potomak, œuvre de truculence à la Jarry, plaisamment illustrée, promet un délicieux humoriste. Mais le « Maître », au lieu de faire vraiment de l’humour, se répand en préfaces, en plaquettes, particulièrement pour louer les musiciens « inharmoniques » dont les fausses notes le ravissent.

  

Le groupe des Six. 22 juin 1921, carte postale. D. Milhaud, G. Tailleferre, F. Poulenc, A. Honegger,
D. Milhaud, J. Cocteau, G. Auric


  En 1923, le poète fait des épigrammes :


Le voilà donc, celui qui change de langage
Comme de caneçon :
Naguère encor, l’art nègre était tout son bagage,
Dada ton canasson !


  Car un drame a passé sur sa vie : Jean Cocteau s’est brouillé avec les "dadas" :

Lettre de J. Cocteau à F. Picabia, reproduite (et retouchée) dans Cannibale n° I
(25 avril 1920, p. 12)

son coup de génie a été de les suivre au temps où ils indignaient les gens sages et de les renier maintenant que sombre leur renommée.
  Les dadas, d’ailleurs, se vengèrent à leur façon... Un soir où Jean Cocteau – contrairement à ses habitudes – était parti pour quelque escapade nocturne, ils le firent passer pour mort ; c’est Mme de Noailles qui se fit, en toute innocence, la propagatrice de la nouvelle.
  Le théâtre tentait ce snob et il y donna quelques excentricités comme Parade, huée en 1915 **, applaudie en 1920,

J. Cocteau Lettre à Picabia et photomontage avec le cheval de "Parade".
Bibliothèque J. Doucet. s.d.


Envoi de J. Cocteau à T. Tzara en 1919 (26.11.1919)

les Mariés de la Tour Eiffel,


Le banquet des Mariés de la Tour Eiffel, juin 1921. BNF, dept Musique, archives F. Poulenc.




Le banquet des Mariés de la Tour Eiffel, juin 1921. BNF, dept Musique, archives F. Poulenc.
 

le Bœuf sur le toit. Cette fois Cocteau supprime les visages, supprime les comédiens. Il n’emploie que des clowns cachés dans des têtes de carton et débitant n’importe quoi. Le sujet n’a aucune espèce d’importance. Ses disciples, car il en a, disent que c’est du « réalisme supérieur ».
  Et pourtant, quand il veut redevenir sérieux, Jean Cocteau est intéressant avec son Secret professionnel, petit livre excellent.



Il s’est payé le luxe de conférencier en Sorbonne et dit, en envoyant une pichenette sur son genou, que M. Jonnart, académicien, a moins de talent que lui.
  Cet aimable indolent, attaché au travail des autres, se fit exagérément le manager d’un tout jeune romancier qu’il enveloppa de trop de louanges. Quand ce débutant était venu le voir pour la première fois, le domestique avait annoncé : « Monsieur, il y a dans l’antichambre un enfant avec une canne

  
Jacques-Emile Blanche. Raymond Radiguet


qui voudrait parler à Monsieur ».

  Cocteau s’empara de l’enfant, l’enferma dans une maison de campagne et l’obligea à, écrire, en vitesse, sans lui laisser le temps de regarder un peu la vie.
  Par contre, lui-même semble vouloir se reposer sans fin. Il suffit à son bonheur qu’un écrivain d’avant-garde lui ait dédié un livre avec cet hommage : « À l’homme le plus intelligent de France…sensuellement. »

                                                                                                                                     BING

 
* Louis Moysès

* * 1917 et non 1915

01 février 2013

Le dernier amour de Raymond Radiguet


Pierre Barillet. Bronia, dernier amour de Raymond Radiguet. Un entretien avec Bronia Clair. Ed. La tour verte, coll. Etats d'âme, Grandvilliers, 2012.



Bronia Clair était âgée de quatre-vingt dix ans quand elle se confia à Pierre Barrillet en 1996.

Elle a 15 ans et demi quand elle arrive à Paris, accompagnée de sa sœur Tylia, en février 1922.


Bronia et Tylia Perlmutter, vers 1922-1924

Elle s’appelle encore Bronia Perlmutter, ne parle pas bien le français mais parvient à se faire une place dans la bohème de Montparnasse. Mannequin pour Paul Poiret, modèle de Kisling notamment, de Bronia Perlmutter on connaît surtout une photo où elle se tient à côté de Marcel Duchamp, sur la scène du théâtre des Champs-Elysées le 31 décembre 1924.


Marcel Duchamp et Bronia Perlmutter, 31 décembre 1924 - Man Ray



René Clair

Ce qu'on sait moins, c'est qu'avant d'épouser le cinéaste René Clair en 1926, Bronia Perlmutter fit une « éblouissante » rencontre en 1923 : celle de Raymond Radiguet. Elle n'a pas encore dix-sept ans. Dès le lendemain de cette rencontre au bal Bullier,



Bal Bullier

Bronia Perlmutter retrouvera Radiguet au Bœuf sur le toit… La liaison sera courte mais intense.

Plus de soixante-dix ans de silence n’auront rien effacé.

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– … 1923. c’est bien un an après ton arrivée à Paris que se situe ta rencontre avec Radiguet ?

– Oui, fin mars. Tristan Tzara habitait comme nous l’hôtel des Écoles, une petite chambre au-dessus de la nôtre. (…) Dans l’escalier, je croise Tristan qui me demande : « Qu’est-ce que tu fais ce soir ? » Je lui réponds : Rien. Je suis toute seule… » « Pourquoi tu ne viens pas avec moi ? Je vais faire un tour à Bullier ! » (…) À peine étions-nous installés qu’un tout jeune homme avec les yeux en amande, un peu asiatiques, un magnifique regard de myope ombragé de cils épais, silhouette élégante, habillé avec une certaine recherche, vient saluer Tzara qui me le présente : « Raymond Radiguet ».

– Ça été le coup de foudre ?

– L’éblouissement, plutôt. Oui, j’ai été éblouie… Radiguet était la vedette du jour. Au Dôme, on ne parlait que de lui (…)

[…]

– Qu’est-ce que tu as aimé le plus en Radiguet ?

– Mon premier amour.

– Et qu’est-ce qui t’a décidé à en parler enfin, après soixante-dix ans de silence ?

– L’envie de le faire revivre une dernière fois. Et la surprise de le retrouver toujours aussi vivant, après avoir vainement essayé d’en effacer le souvenir…

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D’urgence, il faut lire ce témoignage qui a traversé le temps et qui nous parvient de justesse – on l’apprendra en lisant la note de Pierre Barillet en fin de volume. La dernière réponse du témoignage vif, intact et on ne peut plus touchant de Bronia Perlmutter est comme un écho de la fameuse phrase de Jules Michelet (qui pourrait être la justification de l’existence du blog cacodylate et de ce qu’il est appelé à devenir) :

« Oui, chaque mort laisse un petit bien, sa mémoire, et demande qu'on la soigne. [...] L’histoire accueille et renouvelle ces gloires déshéritées ; elle donne vie à ces morts, les ressuscite. Sa justice associe ainsi ceux qui n’ont pas vécu en même temps, fait réparation à plusieurs qui n'avaient paru qu’un moment pour disparaître. Ils vivent maintenant avec nous qui nous sentons leurs parents, leurs amis. Ainsi se fait une famille, une cité commune entre les vivants et les morts. »




Bronia Perlmutter par Berenice Abbott vers 1925