Vous avez été très liée, évidemment, avec Marcel Duchamp, Picabia et Gabrielle Buffet. Je suppose que vous avez beaucoup d’anecdotes sur eux et sur cette période.
D’abord les persécutions de Picabia, qui me persécutait avec insistance. Il n’aimait pas du tout la guerre, moi non plus, mais seulement, moi, j’essayais de penser à autre chose, alors je lisais, je travaillais, je ne lisais jamais les journaux. Les jours où les nouvelles étaient particulièrement mauvaises, Francis était très déprimé. Comme nous habitions la même maison, la maison qui appartenait à madame Varèse (qui n’était pas encore madame Varèse à ce moment-là, d’ailleurs), il montait un étage et il venait me trouver avec une pile de journaux et il me lisait toutes les choses les plus déprimantes. Naturellement, je trouvais ça très désagréable. Et il redescendait ensuite, disant à sa femme : « J’ai déprimé Juliette, je vais beaucoup mieux. » C’était très amusant parce que le rez-de-chaussée habité par les Picabia était quelque chose d’invraisemblable ; il avait toujours une bande de gens autour de lui, des gens assez « épaves », parmi lesquels Cravan, et tout ça déferlait toute la nuit, même s’ils avaient été ailleurs [auparavant], jusqu’à deux ou trois heures du matin … ça durait jusqu’au petit jour. [...]
in Naissance de l'esprit dada (28/03/1971). Réalisateurs : Hubert Knapp et Philippe Collin.