Les surréalistes pointent le nez tandis qu’avec À l’ombre des jeunes filles en fleur, Marcel Proust rafle le Goncourt aux Croix de Bois de Roland Dorgelès. Phénomène inouï, ce vieux mondain 1900, qui ne parle que de duchesses, de cocotes, d’amours douloureuses et d’introspection à tiroirs, va bientôt rassembler les jeunes loups de la littérature. Tout est alors à l’avenant. L’époque est à la surprise. Il faut étonner, selon le célèbre précepte de Diaghilev à Cocteau. On s’amuse beaucoup. On sort en bande, on dîne dans des endroits impossibles. […] On reçoit ses amis sur le pouce, cocktails ou champagne, avant de dîner à l’extérieur et de finir la soirée dans une boîte de jazz ou un beuglant de la rue de Lappe. C’est l’époque des soirées au Cirque d’Hiver et des sorties à Luna Park. Denise figure souvent en photo dans des aéroplanes en cartons, à côté d’amis. Le groupe des Six commence à marier musique de bastringue et grandes orgues. Le Bœuf sur le Toit n’est pas encore le bar branché où bientôt « la franc-maçonnerie facétieuse de ces nuits-là (Lucinge) apposera sa signature sur le grand tableau de Picabia, L’Œil cacodylate, mais une samba de Milhaud, carnavalesque et endiablée, commande d’Étienne de Beaumont pour un de ses fameux « spectacles-concerts » sur laquelle Cocteau a mis un texte rapide et des entrées de cirque. […]
Cocteau, à l’époque, courait les avant-gardes et ce qui se jouait au Boulevard l’intéressait fort peu. Un jour, prié à déjeuner avec l’auteur dramatique, il s’informa auprès de Jean Auric – l’anecdote est rapportée par Jean Hugo : « Explique-moi : les pièces de Bourdet, qu’est-ce que c’est ? » Auric lui raconta La Prisonnière. Tout au long du repas qui suivit, Cocteau médusa l’assistance en parlant de cette pièce dont il semblait connaître le moindre détail […]. Le poète avait réussi l’un de ses tours des passe-passe préférés ; sans avoir vu la pièce il occupait le devant de la scène. […]
La mode des virées à Luna Park et des spectacles à Médrano commençait à passer. Le bar du Bœuf, dix ans déjà, prenait des allures d’usine à touristes. Mais les bals costumés et fêtes à thèmes, eux, tenaient plus que jamais le haut du pavé et démontraient, saison après saison, la bonne santé du grand monde et son raffinement exquis.
Le couturier Poiret en avait lancé sa mode avec sa « Mille et deuxième nuit », en 1911. Cette idée d’un spectacle sans lendemain que seuls le souvenirs et quelques images protègent de l’oubli avait fasciné les participants. […]
Bruno Tessarech, Villa blanche, Paris, Buchet / Chastel, 2005. Rééd. Gallimard / Folio, 2007, pp. 131-175