publié dans la revue Der Sturm (n° 3, mars 1922)
- Roger Gilbert-Lecomte & Léon Pierre-Quint - Correspondance 1927-1939. Ypsilon éditeur. Préface de Bernard Noël. Établissement du texte et notes par Bérénice Stoll, 2011.
Panorama bio-icono-bibliographique des soixante signataires de l'Œil Cacodylate de Francis Picabia (1921)
Le Bœuf sur le Toit !… On sortait de la guerre comme d’une étuve, avec des vêtements propres et une âme molle. Ainsi que l’esclave de la Salomé de Wilde, on répétait : « Il va se passer quelque chose », et, tous les matins, on se réveillait avec la conviction que le monde était neuf, puisqu’on s’y sentait dépaysé. Dans la salle de la Comédie des Champs-Élysées…alors Montaigne, on réunit tout ce qu’on appelle le Tout-Paris, parce qu’il ne parle que de lui. Nous entendons le gratin en révolte et les artistes ne sachant où s’asseoir entre deux générations contradictoires. Cette association de Montparnasse et du noble Faubourg qui complotait gravement au Salon d’Automne de dynamiter l’Institut, d’incendier le Louvre et qui considérait la Tour Eiffel comme Notre-Dame-de-la-Garde du siècle inédit.
On dodelina cette assistance avec la Berceuse de Gargantua d’Érik Satie, rythme sournois de gestation, puis le rideau se leva sur l’acte de Cocteau. Les Fratellini en danseuses de tango, un barman cauchemardesque, les accords aigres-doux de Darius Milhaud coupèrent la salle en deux. Chacun cria si fort et pour son propre compte qu’il en oublia son parti-pris. Tout était donc à recommencer quand Moyse [sic] (1) surgit et, à son tour, sauva l’enfant des eaux.
L’histoire n’est pas biblique. Née sur la rive de la Seine, elle s’acheva rue Boissy d’Anglas. Ce fut un bar très flat, aux murs jaunes, avec des lanternes vénitiennes, une lumière douce aux yeux et un je ne sais quoi de nocturne, de bien tubé, de cérébral qu’on ne retrouva jamais plus.
Toujours suivi du fidèle Massot, Picabia, peintre de ces rébus où le dadaïsme voulut lire le renouveau, vint accrocher au mur l’Œil Cacodylate, qui contempla fixement le défilé des personnalités dont les deux mondes réclamaient les photographies et la caricature. Balthy et son chapeau, Chenal oubliant la Marseillaise, Roger Gaillard traînant à sa suite une ombre de Musset, Jeanne Barthorie échappée du Dit des Jeux du Monde et Koubitzky sans les Haleurs de la Volga. Après une première audition du Pierrot lunaire, durant laquelle un auditeur s’indigna qu’on jouât un Autrichien et réclama à grands cris du Mozart, on vit arriver Florent Schmidt cherchant un nouvel adversaire, Milhaud l’œil mi-clos, Poulenc rêvant aux carpes de Fontainebleau et Auric mystérieux comme un enfant gâté.
Wiener venait là commenter un nouveau rag-time à Cocteau, dont les doigts sur la table suivaient une inconcevable mélodie. Picasso découvrait qu’au cycle de la guitare succédait celui du banjo, Drieu la Rochelle martelait des phrases agressives et Tristan Tzara, pontife aujourd’hui détrôné du désordre, derrière son monocle endeuillé, se demandait pour quelle secrète raison Soupault mangeait de la crème au chocolat.