17 mai 2009

« Ils ont tous signé humblement, simplement avec de l'encre noire. » (Serge Charchoune)

Jean-Marie Drot : Et, très vite, sur ce Montparnasse de l'après-guerre, va éclater la bombe dada, avec l'arrivée de Tristan Tzara, n'est-ce pas Serge Charchoune ? Quel effet cela vous fit-il, à vous qui étiez d'origine russe, et par là habitué aux révolutions ?

Serge Charchoune : Oui, mais la bombe éclate avant l'arrivée de Tristan Tzara à Paris ! En trois ou quatre endroits : à Zurich, en Allemagne, à New York et à Barcelone. Nous nous réunissions le dimanche chez Picabia. Puis à Montparnasse. Puis, enfin, au café Certà sur les Grands Boulevards. Mon premier contact avec les dadaïstes, c'était à Barcelone. J'étais à Barcelone à la fin de l'automne 1914. J'y ai fait deux expositions. Il y avait là Maximilien Gauthier qui aujourd'hui est un critique d'art hostile à toute modernité et plutôt pour la défense des peintres naïfs ; mais, à l'époque, il était encore un poète d'avant-garde qui assurait le secrétariat de la revue que Picabia avait fondée à Barcelone, 391. Quand le contact s'est établi avec moi, Picabia n'était plus là. Mais c'était lui qui avait tout organisé, tout dirigé. Moi, je n'ai pas connu Picabia à Barcelone. Les premiers numéros de 391, Picabia les avait réalisés avec les moyens du bord. Pas grand-chose, beaucoup de poèmes, quelques reproductions de dessins et d'aquarelles de Marie Laurencin. Picabia, je l'ai connu beaucoup plus tard, à Paris, plusieurs années après. C'est Picabia qui a fait venir Tzara à Paris. Picabia était riche et réunissait autour de lui tous ceux qu'il jugeait utiles à sa cause.

[...]

Jean-Marie Drot : Charchoune, dans quelles circonstances avez-vous rencontré Picabia ?

Serge Charchoune : La guerre était finie, et pour gagner ma vie, j'étais devenu marchand ambulant de livres pour l'émigration russe qui débarquait à Paris. C'est pour cela que je fréquentais

la librairie Povolosky. Un beau jour, j'étais là pour mes affaires, et je vois arriver Picabia. Quelques semaines auparavant, j'avais assisté à la manifestation dadaïste de la salle Gaveau

et j'en avait été bouleversé. Dans cette librairie, j'ai appris que Picabia allait faire une intervention. Je lui ai demandé : « Me permettez-vous d'y assister ? » Picabia m'a dit « Oui, mais qui êtes-vous ? » « Serge Charchoune, peintre. » « Ah oui ? Mais vous savez qu'il y a quelque chose de vous dans le prochain numéro de notre revue ? » Ainsi ont commencé mes relations avec Picabia. Souvent, il m'invitait chez lui le dimanche. Je pourrais aussi vous raconter l'histoire du fameux tableau L'Œil cacodylate. Un beau dimanche, j'arrive chez Picabia, et au mur il y avait une toile presque vide avec un œil. Picabia nous a demandé aux uns et aux autres notre signature. Il m'a dit : « Vous, Charchoune, signez ! » Ils ont tous signé humblement, simplement avec de l'encre noire. Moi, j'ai pris un gros pinceau. J'ai demandé à Michel, le fils de Picabia – il devait avoir alos 14-15 ans – de m'aider à écrire correctement en français. J'ai bouleversé l'ordre prévu par Picabia : en gros caractères, j'ai écrit en français : « Soleil russe ». Puis de nouveau, horizontalement cette fois, en français. Puis, en dessous de mon nom, j'ai dessiné mon profil. Picabia m'a dit : « Vous prenez trop de place, je vais avoir des ennuis avec les autres. » Il était un peu bizarre d'entendre cette réflexion dans la bouche d'un snob anarchiste !

In Les heures chaudes de Montparnasse, Jean-Marie Drot et Dominique Polad-Hardouin, Hazan, 1999, pp. 113-14 et 116-117.

* * *

Serge Charchoune a-t-il réellement dessiné son profil sur L'Œil cacodylate, comme il l'affirme devant Jean-Marie Drot (ce qui signifierait que Picabia ait pris la peine d'effacer son intervention par la suite afin de laisser plus de place aux futurs signataires) ou bien s'agit-il d'une reconstitution de sa mémoire ?